Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 16.djvu/62

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dire ce qu’un homme fera, combien de temps il vivra, s’il sera heureux ou malheureux ; mais nous ne pouvons pas dire ce que plusieurs volontés réunies opéreront, et le calcul des mouvements oscillatoires de leurs intérêts est plus difficile encore, car les intérêts sont les hommes plus les choses ; seulement nous pouvons, dans la solitude, apercevoir le gros de l’avenir. Le protestantisme qui vous dévore sera dévoré à son tour par ses conséquences matérielles, qui deviendront théories à leur jour. L’Europe en est aujourd’hui à la Religion, demain elle attaquera la Royauté.

— Ainsi, la Saint-Barthélemi était une grande conception !…

— Oui, sire, car si le peuple triomphe, il fera sa Saint-Barthélemi ! Quand la religion et la royauté seront abattues, le peuple en viendra aux grands, après les grands il s’en prendra aux riches. Enfin, quand l’Europe ne sera plus qu’un troupeau d’hommes sans consistance, parce qu’elle sera sans chefs, elle sera dévorée par de grossiers conquérants. Vingt fois déjà le monde a présenté ce spectacle, et l’Europe le recommence. Les idées dévorent les siècles comme les hommes sont dévorés par leurs passions. Quand l’homme sera guéri, l’humanité se guérira peut-être. La science est l’âme de l’humanité, nous en sommes les pontifes ; et qui s’occupe de l’âme, s’inquiète peu du corps.

— Où en êtes-vous ? demanda le roi.

— Nous marchons lentement, mais nous ne perdons aucune de nos conquêtes.

— Ainsi, vous êtes le roi des sorciers, dit le roi piqué d’être si peu de chose en présence de cet homme.

L’imposant Grand-maître jeta sur Charles IX un regard qui le foudroya.

— Vous êtes le roi des hommes, et je suis le roi des idées, répondit le Grand-maître. D’ailleurs, s’il y avait de véritables sorciers, vous ne les auriez pas brûlés, répondit-il avec une teinte d’ironie. Nous avons nos martyrs aussi.

— Mais par quels moyens pouvez-vous, reprit le roi, dresser des thèmes de nativité ? comment avez-vous su que l’homme venu près de votre croisée hier était le roi de France ? Quel pouvoir a permis à l’un des vôtres de dire à ma mère le destin de ses trois fils ? Pouvez-vous, Grand-maître de cet ordre qui veut pétrir le monde, pouvez-vous me dire ce que pense en ce moment la reine ma mère ?