la saumure où sa tante l’avait conservé ; à peine a-t-il eu un cheval anglais un peu propre, un tilbury à la mode, un groom.
— Non, non, il n’a pas de groom, dit Rastignac en interrompant de Marsay ; il a une manière de petit paysan qu’il a amené de son endroit, et que Buisson, le tailleur qui comprend le mieux les habits de livrée, déclarait inhabile à porter une veste.
— Le fait est que vous auriez dû, dit gravement le vidame, vous modeler sur Beaudenord, qui a sur vous tous, mes petits amis, l’avantage de posséder le vrai tigre anglais…
— Voilà donc, messieurs, où en sont les gentilshommes en France, s’écria Victurnien. Pour eux la grande question est d’avoir un tigre, un cheval anglais et des babioles…
— Ouais, dit Blondet en montrant Victurnien,
Eh ! bien, oui, jeune moraliste, vous en êtes là. Vous n’avez même plus, comme le cher vidame, la gloire des profusions qui l’ont rendu célèbre il y a cinquante ans ! Nous faisons de la débauche à un second étage, rue Montorgueil. Il n’y a plus de guerre avec le Cardinal ni de camp du Drap d’or. Enfin, vous, comte d’Esgrignon, vous soupez avec un sieur Blondet, fils cadet d’un misérable juge de province, à qui vous ne donniez pas la main là-bas, et qui dans dix ans peut s’asseoir à côté de vous parmi les pairs du royaume. Après cela, croyez en vous, si vous pouvez !
— Eh ! bien, dit Rastignac, nous sommes passés du Fait à l’Idée, de la force brutale à la force intellectuelle, nous parlons…
— Ne parlons pas de nos désastres, dit le vidame, j’ai résolu de mourir gaiement. Si notre ami n’a pas encore de tigre, il est de la race des lions, il n’en a pas besoin.
— Il ne peut s’en passer, dit Blondet, il est trop nouvellement arrivé.
— Quoique son élégance soit encore neuve, nous l’adoptons, reprit de Marsay. Il est digne de nous, il comprend son époque, il a de l’esprit, il est noble, il est gentil, nous l’aimerons, nous le servirons, nous le pousserons…
— Où ? dit Blondet.
— Curieux ! répliqua Rastignac.
— Avec qui s’emménage-t-il ce soir ? demanda de Marsay.
— Avec tout un sérail, dit le vidame.