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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

Monsieur de Mortsauf était prévenant. La comtesse avait repris son courage et son front serein ; mais son teint trahissait ses souffrances de la veille, qui étaient calmées sans être éteintes. Elle me dit le soir, en nous promenant dans les feuilles sèches de l’automne qui résonnaient sous nos pas : — La douleur est infinie, la joie a des limites. Mot qui révélait ses souffrances, par la comparaison qu’elle en faisait avec ses félicités fugitives.

— Ne médisez pas de la vie, lui dis-je : vous ignorez l’amour, et il a des voluptés qui rayonnent jusque dans les cieux.

— Taisez-vous, dit-elle, je n’en veux rien connaître. Le Gröenlandais mourrait en Italie ! Je suis calme et heureuse près de vous, je puis vous dire toutes mes pensées ; ne détruisez pas ma confiance. Pourquoi n’auriez-vous pas la vertu du prêtre et le charme de l’homme libre ?

— Vous feriez avaler des coupes de ciguë, lui dis-je en lui mettant la main sur mon cœur qui battait à coups pressés.

— Encore ! s’écria-t-elle en retirant sa main comme si elle eût ressenti quelque vive douleur. Voulez-vous donc m’ôter le triste plaisir de faire étancher le sang de mes blessures par une main amie ? N’ajoutez pas à mes souffrances, vous ne les savez pas toutes ! les plus secrètes sont les plus difficiles à dévorer. Si vous étiez femme, vous comprendriez en quelle mélancolie mêlée de dégoût tombe une âme fière, alors qu’elle se voit l’objet d’attentions qui ne réparent rien et avec lesquelles on croit tout réparer. Pendant quelques jours je vais être courtisée, on va vouloir se faire pardonner le tort que l’on s’est donné. Je pourrais alors obtenir un assentiment aux volontés les plus déraisonnables. Je suis humiliée par cet abaissement, par ces caresses qui cessent le jour où l’on croit que j’ai tout oublié. Ne devoir la bonne grâce de son maître qu’à ses fautes…

— À ses crimes, dis-je vivement.

— N’est-ce pas une affreuse condition d’existence ? dit-elle en me jetant un triste sourire. Puis, je ne sais pas user de ce pouvoir passager. En ce moment, je ressemble aux chevaliers qui ne portaient pas de coup à leur adversaire tombé. Voir à terre celui que nous devons honorer, le relever pour en recevoir de nouveaux coups, souffrir de sa chute plus qu’il n’en souffre lui-même, et se trouver déshonorée si l’on profite d’une passagère influence, même dans un but d’utilité ; dépenser sa force, épuiser les trésors de