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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

Quand monsieur de Chessel lui dit : — Croyez-vous pouvoir retrouver vos dépenses ?

— Au delà ! fit-il avec un geste affirmatif.

De semblables crises ne s’expliquaient que par le mot démence. Henriette, la céleste créature, était radieuse. Le comte ne paraissait-il pas homme de sens, bon administrateur, excellent agronome ? elle caressait avec ravissement les cheveux de Jacques, heureuse pour elle, heureuse pour son fils ! Quel comique horrible, quel drame railleur. J’en fus épouvanté. Plus tard, quand le rideau de la scène sociale se releva pour moi, combien de Mortsauf n’ai-je pas vus, moins les éclairs de loyauté, moins la religion de celui-ci ! Quelle singulière et mordante puissance est celle qui perpétuellement jette au fou un ange, à l’homme d’amour sincère et poétique une femme mauvaise, au petit la grande, à ce magot une belle et sublime créature ; à la noble Juana de Mancini le capitaine Diard, de qui vous avez su l’histoire à Bordeaux ; à madame de Beauséant un d’Ajuda, à madame d’Aiglemont son mari, au marquis d’Espard sa femme ? J’ai cherché long-temps le sens de cette énigme, je vous l’avoue. J’ai fouillé bien des mystères, j’ai découvert la raison de plusieurs lois naturelles, le sens de quelques hiéroglyphes divins ; de celui-ci, je ne sais rien, je l’étudie toujours comme une figure du casse-tête indien dont les brames se sont réservé la construction symbolique. Ici le génie du mal est trop visiblement le maître, et je n’ose accuser Dieu. Malheur sans remède, qui donc s’amuse à vous tisser ? Henriette et son Philosophe Inconnu auraient-ils donc raison ? leur mysticisme contiendrait-il le sens général de l’humanité ?

Les derniers jours que je passai dans ce pays furent ceux de l’automne effeuillé, jours obscurcis de nuages qui parfois cachèrent le ciel de la Touraine, toujours si pur et si chaud dans cette belle saison. La veille de mon départ, madame de Mortsauf m’emmena sur la terrasse, avant le dîner.

— Mon cher Félix, me dit-elle après un tour fait en silence sous les arbres dépouillés, vous allez entrer dans le monde, et je veux vous y accompagner en pensée. Ceux qui ont beaucoup souffert ont beaucoup vécu ; ne croyez pas que les âmes solitaires ne sachent rien de ce monde, elles le jugent. Si je dois vivre par mon ami, je ne veux être mal à l’aise ni dans son cœur ni dans sa conscience ; au fort du combat il est bien difficile de se souvenir