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LE LYS DE LA VALLÉE.

laissé lady Dudley s’en aller seule ; si j’étais revenu à Clochegourde, où peut-être Henriette m’avait attendu ; peut-être… enfin peut-être madame de Mortsauf ne se serait-elle pas si cruellement proposé d’être ma sœur. Elle mit à toutes ses complaisances le faste d’une force exagérée, elle entrait violemment dans son rôle pour n’en point sortir. Pendant le déjeuner, elle eut pour moi mille attentions, des attentions humiliantes, elle me soignait comme un malade de qui elle avait pitié.

— Vous vous êtes promené de bonne heure, me dit le comte ; vous devez alors avoir un excellent appétit, vous dont l’estomac n’est pas détruit !

Cette phrase, qui n’attira pas sur les lèvres de la comtesse le sourire d’une sœur rusée, acheva de me prouver le ridicule de ma position. Il était impossible d’être à Clochegourde le jour, à Saint-Cyr la nuit. Arabelle avait compté sur ma délicatesse et sur la grandeur de madame de Mortsauf. Pendant cette longue journée, je sentis combien il est difficile de devenir l’ami d’une femme longtemps désirée. Cette transition, si simple quand les ans la préparent, est une maladie au jeune âge. J’avais honte, je maudissais le plaisir, j’aurais voulu que madame de Mortsauf me demandât mon sang. Je ne pouvais lui déchirer à belles dents sa rivale, elle évitait d’en parler, et médire d’Arabelle était une infamie qui m’aurait fait mépriser Henriette magnifique et noble jusque dans les derniers replis de son cœur. Après cinq ans de délicieuse intimité, nous ne savions de quoi parler ; nos paroles ne répondaient point à nos pensées ; nous nous cachions mutuellement de dévorantes douleurs, nous pour qui la douleur avait toujours été un fidèle truchement. Henriette affectait un air heureux et pour elle et pour moi ; mais elle était triste. Quoiqu’elle se dît à tout propos ma sœur, et qu’elle fût femme, elle ne trouvait aucune idée pour entretenir la conversation, et nous demeurions la plupart du temps dans un silence contraint. Elle accrut mon supplice intérieur, en feignant de se croire la seule victime de cette lady.

— Je souffre plus que vous, lui dis je en un moment où la sœur laissa échapper une ironie toute féminine.

— Comment ? répondit-elle avec ce ton de hauteur que prennent les femmes quand on veut primer leurs sensations.

— Mais j’ai tous les torts.

Il y eut un moment où la comtesse prit avec moi un air froid et