Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 7.djvu/472

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
446
II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

indifférent qui me brisa ; je résolus de partir. Le soir, sur la terrasse, je fis mes adieux à la famille réunie. Tous me suivirent au boulingrin où piaffait mon cheval dont ils s’écartèrent. Elle vint à moi quand j’en pris la bride.

— Allons seuls, à pied, dans l’avenue, me dit-elle.

Je lui donnai le bras, et nous sortîmes par les cours en marchant à pas lents, comme si nous savourions nos mouvements confondus ; nous atteignîmes ainsi un bouquet d’arbres qui enveloppait un coin de l’enceinte extérieure.

— Adieu, mon ami, dit-elle en s’arrêtant, en jetant sa tête sur mon cœur et ses bras à mon cou. Adieu, nous ne nous reverrons plus. Dieu m’a donné le triste pouvoir de regarder dans l’avenir. Ne vous rappelez-vous pas la terreur qui m’a saisie, un jour, quand vous êtes revenu si beau ! si jeune ! et que je vous ai vu me tournant le dos comme aujourd’hui que vous quittez Clochegourde pour aller à la Grenadière. Hé ! bien, encore une fois, pendant cette nuit j’ai pu jeter un coup d’œil sur nos destinées. Mon ami, nous nous parlons en ce moment pour la dernière fois. À peine pourrai-je vous dire encore quelques mots, car ce ne sera plus moi tout entière qui vous parlerai. La mort a déjà frappé quelque chose en moi. Vous aurez alors enlevé leur mère à mes enfants, remplacez-la près d’eux ! vous le pourrez ! Jacques et Madeleine vous aiment comme si vous les aviez toujours fait souffrir.

— Mourir ! dis-je effrayé en la regardant et revoyant le feu sec de ses yeux luisants dont on ne peut donner une idée à ceux qui n’ont pas connu des êtres chers atteints de cette horrible maladie, qu’en comparant ses yeux à des globes d’argent bruni. Mourir ! Henriette, je t’ordonne de vivre. Tu m’as autrefois demandé des serments, eh ! bien, aujourd’hui j’en exige un de toi : jure-moi de consulter Origet et de lui obéir en tout…

— Voulez-vous donc vous opposer à la clémence de Dieu ? dit-elle en m’interrompant par le cri du désespoir indigné d’être méconnu.

— Vous ne m’aimez donc pas assez pour m’obéir aveuglément en toute chose comme cette misérable lady…

— Oui, tout ce que tu voudras, dit-elle poussée par une jalousie qui lui fit en un moment franchir les distances qu’elle avait respectées jusqu’alors.

— Je reste ici, lui dis-je en la baisant sur les yeux.