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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

dente demande, j’étais dans mon rôle de femme, de fille d’Ève, le vôtre consistait à calculer la portée de votre réponse. Il fallait me tromper ; plus tard, je vous aurais remercié. N’avez-vous donc jamais compris la vertu des hommes à bonnes fortunes ? Ne sentez-vous pas combien ils sont généreux en nous jurant qu’ils n’ont jamais aimé, qu’ils aiment pour la première fois ? Votre programme est inexécutable. Être à la fois madame de Mortsauf et lady Dudley, mais, mon ami, n’est-ce pas vouloir réunir l’eau et le feu ? Vous ne connaissez donc pas les femmes ? elles sont ce qu’elles sont, elles doivent avoir les défauts de leurs qualités. Vous avez rencontré lady Dudley trop tôt pour pouvoir l’apprécier, et le mal que vous en dites me semble une vengeance de votre vanité blessée ; vous avez compris madame de Mortsauf trop tard, vous avez puni l’une de ne pas être l’autre ; que va-t-il m’arriver à moi qui ne suis ni l’une ni l’autre ? Je vous aime assez pour avoir profondément réfléchi à votre avenir, car je vous aime réellement beaucoup. Votre air de chevalier de la Triste Figure m’a toujours profondément intéressée : je croyais à la constance des gens mélancoliques ; mais j’ignorais que vous eussiez tué la plus belle et la plus vertueuse des femmes à votre entrée dans le monde. Eh ! bien, je me suis demandé ce qui vous reste à faire : j’y ai bien songé. Je crois, mon ami, qu’il faut vous marier à quelque madame Shandy, qui ne saura rien de l’amour, ni des passions, qui ne s’inquiétera ni de lady Dudley, ni de madame de Mortsauf, très-indifférente à ces moments d’ennui que vous appelez mélancolie pendant lesquels vous êtes amusant comme la pluie, et qui sera pour vous cette excellente sœur de charité que vous demandez. Quant à aimer, à tressaillir d’un mot, à savoir attendre le bonheur, le donner, le recevoir ; à ressentir les mille orages de la passion, à épouser les petites vanités d’une femme aimée, mon cher comte, renoncez-y. Vous avez trop bien suivi les conseils que votre bon ange vous a donnés sur les jeunes femmes ; vous les avez si bien évitées que vous ne les connaissez point. Madame de Mortsauf a eu raison de vous placer haut du premier coup, toutes les femmes auraient été contre vous, et vous ne seriez arrivé à rien. Il est trop tard maintenant pour commencer vos études, pour apprendre à nous dire ce que nous aimons à entendre, pour être grand à propos, pour adorer nos petitesses quand il nous plaît d’être petites. Nous ne sommes pas si sottes que vous