Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/421

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— Peut-être finirai-je garçon meunier, se dit le poète en contemplant ce délicieux paysage avant de se coucher dans le lit que lui fit la meunière, et où il dormit de manière à effrayer ses hôtes.

— Courtois, va donc voir si ce jeune homme est mort ou vivant, voici quatorze heures qu’il est couché, je n’ose pas y aller, dit la meunière le lendemain vers midi.

— Je crois, répondit le meunier à sa femme en achevant d’étaler ses filets et ses engins à prendre le poisson, que ce joli garçon-là pourrait bien être quelque gringalet de comédien, sans sou ni maille.

— À quoi vois-tu donc cela, petit homme ? dit la meunière.

— Dame ! ce n’est ni un prince, ni un ministre, ni un député ni un évêque ; d’où vient que ses mains sont blanches comme celles d’un homme qui ne fait rien ?

— Il est alors bien étonnant que la faim ne l’éveille pas, dit la meunière qui venait d’apprêter un déjeuner pour l’hôte que le hasard leur avait envoyé la veille. Un comédien ? reprit-elle. Où irait-il ? Ce n’est pas encore le moment de la foire à Angoulême.

Ni le meunier ni la meunière ne pouvaient se douter qu’à part le comédien, le prince et l’évêque, il est un homme à la fois prince et comédien, un homme revêtu d’un magnifique sacerdoce, le Poète qui semble ne rien faire et qui néanmoins règne sur l’Humanité quand il a su la peindre.

— Qui serait-ce donc ? dit Courtois à sa femme.

— Y aurait-il du danger à le recevoir ? demanda la meunière.

— Bah ! les voleurs sont plus dégourdis que ça, nous serions déjà dévalisés, reprit le meunier.

— Je ne suis ni prince, ni voleur, ni évêque, ni comédien, dit tristement Lucien qui se montra soudain et qui sans doute avait entendu par la croisée le colloque de la femme et du mari. Je suis un pauvre jeune homme fatigué, venu à pied de Paris ici. Je me nomme Lucien de Rubempré, et suis le fils de monsieur Chardon, le prédécesseur de Postel, le pharmacien de l’Houmeau. Ma sœur a épousé David Séchard, l’imprimeur de la place du Mûrier à Angoulême.

— Attendez donc ! dit le meunier. C’t imprimeur-là n’est-il pas le fils du vieux malin qui fait valoir son domaine de Marsac ?

— Précisément, répondit Lucien.