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ILLUSIONS PERDUES : LES DEUX POÈTES.

ven et le ravit ; heureuse de sa joie, elle lui disait hypocritement en le voyant à demi pâmé : — Ne peut-on pas se contenter de ce bonheur ? Le pauvre poète avait la bêtise de répondre : — Oui.

Enfin, les choses arrivèrent à un tel point que Louise avait fait dîner Lucien avec elle dans la semaine précédente, en tiers avec monsieur de Bargeton. Malgré cette précaution, toute la ville sut le fait et le tint pour si exorbitant que chacun se demanda s’il était vrai. Ce fut une rumeur affreuse. À plusieurs, la Société parut à la veille d’un bouleversement. D’autres s’écrièrent : Voilà le fruit des doctrines libérales. Le jaloux du Châtelet apprit alors que madame Charlotte, qui gardait les femmes en couches, était madame Chardon, mère du Chateaubriand de l’Houmeau, disait-il. Cette expression passa pour un bon mot. Madame de Chandour accourut la première chez madame de Bargeton.

— Savez-vous, chère Naïs, ce dont tout Angoulême parle ? lui dit-elle, ce petit poëtriau a pour mère madame Charlotte qui gardait il y a deux mois ma belle-sœur en couches.

— Ma chère, dit madame de Bargeton en prenant un air tout à fait royal, qu’y a-t-il d’extraordinaire à ceci ? n’est-elle pas la veuve d’un apothicaire ? une pauvre destinée pour une demoiselle de Rubempré. Supposons-nous sans un sou vaillant ?… que ferions-nous pour vivre, nous ! comment nourririez-vous vos enfants ?

Le sang-froid de madame de Bargeton tua les lamentations de la noblesse. Les âmes grandes sont toujours disposées à faire une vertu d’un malheur. Puis, dans la persistance à faire un bien qu’on incrimine, il se trouve d’invincibles attraits : l’innocence a le piquant du vice. Dans la soirée, le salon de madame de Bargeton fut plein de ses amis, venus pour lui faire des remontrances. Elle déploya toute la causticité de son esprit : elle dit que si les gentilshommes ne pouvaient être ni Molière, ni Racine, ni Rousseau, ni Voltaire, ni Massillon, ni Beaumarchais, ni Diderot, il fallait bien accepter les tapissiers, les horlogers, les couteliers dont les enfants devenaient des grands hommes. Elle dit que le génie était toujours gentilhomme. Elle gourmanda les hobereaux sur le peu d’entente de leurs vrais intérêts. Enfin elle dit beaucoup de bêtises qui auraient éclairé des gens moins niais, mais ils en firent honneur à son originalité. Elle conjura donc l’orage à coups de canon. Quand Lucien, mandé par elle, entra pour la première fois dans le vieux salon fané où l’on jouait au wisth à quatre tables, elle lui fit un gracieux accueil, et