Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/95

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pire par Chateaubriand, chantée par Châtelet. Puis vinrent les morceaux à quatre mains exécutés par des petites filles, et réclamés par madame du Brossard qui voulait faire briller le talent de sa chère Camille aux yeux de monsieur de Séverac.

Madame de Bargeton, blessée du mépris que chacun marquait à son poète, rendit dédain pour dédain en s’en allant dans son boudoir pendant le temps que l’on fit de la musique. Elle fut suivie de l’Évêque à qui son Grand-Vicaire avait expliqué la profonde ironie de son involontaire épigramme, et qui voulait la racheter. Mademoiselle de Rastignac, que la poésie avait séduite, se coula dans le boudoir à l’insu de sa mère. En s’asseyant sur son canapé à matelas piqué où elle entraîna Lucien, Louise put, sans être entendue ni vue, lui dire à l’oreille : — Cher ange, ils ne t’ont pas compris ! mais…

Tes vers sont doux, j’aime à les répéter.

Lucien, consolé par cette flatterie, oublia pour un moment ses douleurs.

— Il n’y a pas de gloire à bon marché, lui dit madame de Bargeton en lui prenant la main et la lui serrant. Souffrez, souffrez, mon ami, vous serez grand, vos douleurs sont le prix de votre immortalité. Je voudrais bien avoir à supporter les travaux d’une lutte. Dieu vous garde d’une vie atone et sans combats, où les ailes de l’aigle ne trouvent pas assez d’espace. J’envie vos souffrances, car vous vivez au moins, vous ! Vous déploierez vos forces, vous espérerez une victoire ! Votre lutte sera glorieuse. Quand vous serez arrivé dans la sphère impériale où trônent les grandes intelligences, souvenez-vous des pauvres gens déshérités par le sort, dont l’intelligence s’annihile sous l’oppression d’un azote moral et qui périssent après avoir constamment su ce qu’était la vie sans pouvoir vivre, qui ont eu des yeux perçants et n’ont rien vu, de qui l’odorat était délicat et qui n’ont senti que des fleurs empestées. Chantez alors la plante qui se dessèche au fond d’une forêt, étouffée par des lianes, par des végétations gourmandes, touffues, sans avoir été aimée par le soleil, et qui meurt sans avoir fleuri ! Ne serait-ce pas un poème d’horrible mélancolie, un sujet tout fantastique ? Quelle composition sublime que la peinture d’une jeune fille née sous les cieux de l’Asie, ou de quelque fille du désert transportée dans quelque froid pays d’Occident, appelant son soleil bien-aimé, mourant de douleurs