Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/96

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incomprises, également accablée de froid et d’amour ! Ce serait le type de beaucoup d’existences.

— Vous peindriez ainsi l’âme qui se souvient du ciel, dit l’Évêque, un poème qui doit avoir été fait jadis, je me suis plu à en voir un fragment dans le Cantique des cantiques.

— Entreprenez cela, dit Laure de Rastignac en exprimant une naïve croyance au génie de Lucien.

— Il manque à la France un grand poème sacré, dit l’Évêque. Croyez-moi ? la gloire et la fortune appartiendront à l’homme de talent qui travaillera pour la Religion.

— Il l’entreprendra, monseigneur, dit madame de Bargeton avec emphase. Ne voyez-vous pas l’idée du poème poindant déjà comme une flamme de l’aurore, dans ses yeux ?

— Naïs nous traite bien mal, disait Fifine. Que fait-elle donc !

— Ne l’entendez-vous pas ? répondit Stanislas. Elle est à cheval sur ses grands mots qui n’ont ni queue ni tête.

Amélie, Fifine, Adrien et Francis apparurent à la porte du boudoir, en accompagnant madame de Rastignac qui venait chercher sa fille pour partir.

— Naïs, dirent les deux femmes enchantées de troubler l’à parte du boudoir, vous seriez bien aimable de nous jouer quelque morceau.

— Ma chère enfant, répondit madame de Bargeton, monsieur de Rubempré va nous dire son Saint Jean dans Pathmos, un magnifique poème biblique.

— Biblique ! répéta Fifine étonnée.

Amélie et Fifine rentrèrent dans le salon en y apportant ce mot comme une pâture à moquerie. Lucien s’excusa de dire le poème en objectant son défaut de mémoire. Quand il reparut, il n’excita plus le moindre intérêt. Chacun causait ou jouait. Le poète avait été dépouillé de tous ses rayons, les propriétaires ne voyaient en lui rien de bien utile, les gens à prétentions le craignaient comme un pouvoir hostile à leur ignorance ; les femmes jalouses de madame de Bargeton, la Béatrix de ce nouveau Dante, selon le Vicaire-Général, lui jetaient des regards froidement dédaigneux.

— Voilà donc le monde ! se dit Lucien en descendant à l’Houmeau par les rampes de Beaulieu, car il est des instants dans la vie où l’on aime à prendre le plus long, afin d’entretenir par la marche le mouvement d’idées où l’on se trouve, et au courant