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  Eugénie Grandet. 259

Eugénie cessa de manger. Son cœur se serra, comme il se serre quand, pour la première fois, la compassion, excitée par le malheur de celui qu’elle aime, s’épanche dans le corps entier d’une femme. La pauvre fille pleura.

— Tu ne connaissais pas ton oncle, pourquoi pleures-tu ? lui dit son père en lui lançant un de ces regards de tigre affamé qu’il jetait sans doute à ses tas d’or.

— Mais, monsieur, dit la servante, qui ne se sentirait pas de pitié pour ce pauvre jeune homme qui dort comme un sabot sans savoir son sort ?

— Je ne te parle pas, Nanon ! tiens ta langue.

Eugénie apprit en ce moment que la femme qui aime doit toujours dissimuler ses sentiments. Elle ne répondit pas.

— Jusqu’à mon retour, vous ne lui parlerez de rien, j’espère, m’ame Grandet, dit le vieillard en continuant. Je suis obligé d’aller faire aligner le fossé de mes prés sur la route. Je serai revenu à midi pour le second déjeuner, et je causerai avec mon neveu de ses affaires. Quant à toi, mademoiselle Eugénie, si c’est pour ce mirliflor que tu pleures, assez comme cela, mon enfant. Il partira, d’arre d’arre, pour les grandes Indes. Tu ne le verras plus…

Le père prit ses gants au bord de son chapeau, les mit avec son calme habituel, les assujettit en s’emmortaisant les doigts les uns dans les autres, et sortit.

— Ah ! maman, j’étouffe, s’écria Eugénie quand elle fut seule avec sa mère. Je n’ai jamais souffert ainsi. Madame Grandet, voyant sa fille pâlir, ouvrit la croisée et lui fit respirer le grand air. — Je suis mieux, dit Eugénie après un moment.

Cette émotion nerveuse chez une nature jusqu’alors en apparence calme et froide réagit sur madame Grandet, qui regarda sa fille avec cette intuition sympathique dont sont douées les mères pour l’objet de leur tendresse, et devina tout. Mais, à la vérité, la vie des célèbres sœurs hongroises, attachées l’une à l’autre par une erreur de la nature, n’avait pas été plus intime que ne l’était celle d’Eugénie et de sa mère, toujours ensemble dans cette embrasure de croisée, ensemble à l’église, et dormant ensemble dans le même air.

— Ma pauvre enfant ! dit madame Grandet en prenant la tête d’Eugénie pour l’appuyer contre son sein.

À ces mots, la jeune fille releva la tête, interrogea sa mère par