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260 II. Livre. Scènes de la vie de province.  

un regard, en scruta les secrètes pensées, et lui dit : — Pourquoi l’envoyer aux Indes ? S’il est malheureux, ne doit-il pas rester ici, n’est-il pas notre plus proche parent ?

— Oui, mon enfant, ce serait bien naturel ; mais ton père a ses raisons, nous devons les respecter.

La mère et la fille s’assirent en silence, l’une sur sa chaise à patins, l’autre sur son petit fauteuil ; et, toutes deux, elles reprirent leur ouvrage. Oppressée de reconnaissance pour l’admirable entente de cœur que lui avait témoignée sa mère, Eugénie lui baisa la main en disant : — Combien tu es bonne, ma chère maman ! Ces paroles firent rayonner le vieux visage maternel, flétri par de longues douleurs. — Le trouves-tu bien ? demanda Eugénie.

Madame Grandet ne répondit que par un sourire ; puis, après un moment de silence, elle dit à voix basse : — L’aimerais-tu donc déjà ? ce serait mal.

— Mal, reprit Eugénie, pourquoi ? Il te plaît, il plaît à Nanon, pourquoi ne me plairait-il pas ? Tiens, maman, mettons la table pour son déjeuner. Elle jeta son ouvrage, la mère en fit autant en lui disant : — Tu es folle ! Mais elle se plut à justifier la folie de sa fille en la partageant. Eugénie appela Nanon.

— Quoi que vous voulez encore, mademoiselle ?

— Nanon, tu auras bien de la crème pour midi.

— Ah ! pour midi, oui, répondit la vieille servante.

— Hé ! bien, donne-lui du café bien fort, j’ai entendu dire à monsieur des Grassins que le café se faisait bien fort à Paris. Mets-en beaucoup.

— Et où voulez-vous que j’en prenne ?

— Achètes-en.

— Et si monsieur me rencontre ?

— Il est à ses prés.

— Je cours. Mais monsieur Fessard m’a déjà demandé si les trois Mages étaient chez nous, en me donnant de la bougie. Toute la ville va savoir nos déportements.

— Si ton père s’aperçoit de quelque chose, dit madame Grandet, il est capable de nous battre.

— Eh ! bien, il nous battra, nous recevrons ses coups à genoux.

Madame Grandet leva les yeux au ciel, pour toute réponse. Nanon prit sa coiffe et sortit. Eugénie donna du linge blanc, elle alla chercher quelques-unes des grappes de raisin qu’elle s’était amusée