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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

de certains capitaux provenus de prêts usuraires hypothéqués sur des acquisitions faites par des paysans que le vieil ivrogne espérait exproprier. Leur inventaire annuel venait d’être terminé. Le fonds de la Sœur-de-Famille était payé. Les Rogron possédaient environ soixante mille francs de marchandises en magasin, une quarantaine de mille francs en caisse ou dans le portefeuille, et la valeur de leur fonds. Assis sur la banquette en velours d’Utrecht vert rayé de bandes unies, et plaquée dans une niche carrée derrière le comptoir, en face duquel se trouvait un comptoir semblable pour leur première demoiselle, le frère et la sœur se consultaient sur leurs intentions. Tout marchand aspire à la bourgeoisie. En réalisant leur fonds de commerce, le frère et la sœur devaient avoir environ cent cinquante mille francs, sans comprendre la succession paternelle. En plaçant sur le Grand-Livre les capitaux disponibles, chacun d’eux aurait trois ou quatre mille livres de rentes, même en destinant à la restauration de la maison paternelle la valeur de leur fonds qui leur serait payé sans doute à terme. Ils pouvaient donc aller vivre ensemble à Provins dans une maison à eux. Leur première demoiselle était la fille d’un riche fermier de Donnemarie, chargé de neuf enfants ; il avait dû les pourvoir chacun d’un état, car sa fortune, divisée en neuf parts, était peu de chose pour chacun d’eux. En cinq années, ce fermier avait perdu sept de ses enfants ; cette première demoiselle était donc devenue un être si intéressant, que Rogron avait tenté, mais inutilement, d’en faire sa femme. Cette demoiselle manifestait pour son patron une aversion qui déconcertait toute manœuvre. D’ailleurs mademoiselle Sylvie s’y prêtait peu, s’opposait même au mariage de son frère, et voulait faire leur successeur d’une fille si rusée. Elle ajournait le mariage de Rogron après leur établissement à Provins.

Personne, parmi les passants, ne peut comprendre le mobile des existences cryptogamiques de certains boutiquiers ; on les regarde, on se demande : — De quoi ? pourquoi vivent-ils ? que deviennent-ils ? d’où viennent-ils ? on se perd dans les riens en voulant se les expliquer. Pour découvrir le peu de poésie qui germe dans ces têtes et vivifie ces existences, il est nécessaire de les creuser ; mais on a bientôt trouvé le tuf sur lequel tout repose. Le boutiquier parisien se nourrit d’une espérance plus ou moins réalisable et sans laquelle il périrait évidemment : celui-ci rêve de bâtir ou d’administrer un Théâtre, celui-là tend aux honneurs de la Mairie ; tel a