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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

Sylvie, quelle voix d’hyène enrhumée ! quelles pattes de homard ! Ne dites rien de ceci, Julliard.

Quand Julliard fut parti, la petite femme dit à son mari : — Mon ami, j’ai déjà bien assez des indigènes que je suis obligée de recevoir, ces deux de plus me feraient mourir ; et, si tu le permets, nous nous en priverons.

— Tu es bien la maîtresse chez toi, dit le Président ; mais nous nous ferons des ennemis. Les Rogron se jetteront dans l’Opposition, qui jusqu’à présent n’a pas encore de consistance à Provins. Ce Rogron hante déjà le baron Gouraud et l’avocat Vinet.

— Hé ! dit en souriant Mélanie, ils te rendront alors service. Là où il n’y a pas d’ennemis il n’y a pas de triomphes. Une conspiration libérale, une association illégale, une lutte quelconque te mettraient en évidence.

Le Président regarda sa jeune femme avec une sorte d’admiration craintive.

Le lendemain chacun se dit à l’oreille chez Madame Garceland que les Rogron n’avaient pas réussi chez madame Tiphaine, dont le mot sur l’auberge eut un immense succès. Madame Tiphaine fut un mois à rendre sa visite à mademoiselle Sylvie. Cette insolence est très remarquée en province. Sylvie eut, au boston chez madame Tiphaine, avec la respectable madame Julliard la mère, une scène désagréable à propos d’une Misère superbe que son ancienne patronne lui fit perdre, disait-elle, méchamment et à dessein. Jamais Sylvie, qui aimait à jouer de mauvais tours aux autres, ne concevait qu’on lui rendît la pareille. Madame Tiphaine donna l’exemple de composer les parties avant l’arrivée des Rogron, en sorte que Sylvie fut réduite à errer de table en table en regardant jouer les autres, qui la regardaient en dessous d’un air narquois. Chez madame Julliard la mère on se mit à jouer le whist, jeu que ne savait pas Sylvie. La vieille fille finit par comprendre sa mise hors la loi, sans en comprendre les raisons. Elle se crut l’objet de la jalousie de tout ce monde. Les Rogron ne furent bientôt plus priés chez personne ; mais ils persistèrent à passer leurs soirées en ville. Les gens spirituels se moquèrent d’eux, sans fiel, doucement, en leur faisant dire de grosses balourdises sur les oves de leur maison, sur une certaine cave à liqueurs qui n’avait pas sa pareille à Provins. Cependant la maison des Rogron s’acheva. Naturellement ils donnèrent quelques somptueux dîners, autant pour rendre les politesses