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LES CÉLIBATAIRES : PIERRETTE.

pensée qu’ont pu l’être les mœurs des races sauvages de celle des premiers voyageurs qui pénétrèrent dans les savanes de l’Amérique. L’arrivée de sa grand’mère, la certitude d’être à l’avenir avec elle et riche, endormirent la pensée de Pierrette comme la potion lui endormit le corps. La vieille Bretonne veilla sa petite-fille en lui baisant le front, les cheveux et les mains, comme les saintes femmes durent baiser Jésus en le mettant au tombeau.

Dès neuf heures du matin, monsieur Martener alla chez le Président, auquel il raconta la scène de nuit entre Sylvie et Pierrette, puis les tortures morales et physiques, les sévices de tous genres que les Rogron avaient déployés sur leur pupille, et les deux maladies mortelles qui s’étaient développées par suite de ces mauvais traitements. Le Président envoya chercher le notaire Auffray, l’un des parents de Pierrette dans la ligne maternelle.

En ce moment la guerre entre le parti Vinet et le parti Tiphaine était à son apogée. Les propos que les Rogron et leurs adhérents faisaient courir dans Provins sur la liaison connue de madame Roguin avec le banquier du Tillet, sur les circonstances de la banqueroute du père de madame Tiphaine, un faussaire, disait-on, atteignirent d’autant plus vivement le parti des Tiphaine, que c’était de la médisance et non de la calomnie. Ces blessures allaient à fond de cœur, elles attaquaient les intérêts au vif. Ces discours, redits aux partisans des Tiphaine par les mêmes bouches qui communiquaient aux Rogron les plaisanteries de la belle madame Tiphaine et de ses amies, alimentaient les haines, désormais combinées de l’élément politique. Les irritations que causait alors en France l’esprit de parti, dont les violences furent excessives, se liaient partout, comme à Provins, à des intérêts menacés, à des individualités blessées et militantes. Chacune de ces coteries saisissait avec ardeur ce qui pouvait nuire à la coterie rivale. L’animosité des partis se mêlait autant que l’amour-propre aux moindres affaires qui souvent allaient fort loin. Une ville se passionnait pour certaines luttes et les étendait de toute la grandeur du débat politique. Ainsi le Président vit dans la cause entre Pierrette et les Rogron un moyen d’abattre, de déconsidérer, de déshonorer les maîtres de ce salon où s’élaboraient des plans contre la monarchie, où le journal de l’Opposition avait pris naissance. Le Procureur du Roi fut mandé. Monsieur Lesourd, monsieur Auffray le notaire, subrogé-tuteur de Pierrette, et le Président examinèrent alors dans le plus grand secret avec monsieur