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LES CONTES DRÔLATIQUES.

invita son bon frère d’armes à venir au petit iour, le matin de sa departie. Ores, dès qu’il entendit le cheval de Lavallière dans sa court, il saulta hors de son lict, y laissant sa doulce et blanche moitié sommeillant encores de ce petit sommeil brouïnant, tant aymé de tous les friands de paresses. Lavallière vint à luy, et les deux compaignons se mussant dans l’embrazure de la croisée, ils s’accollèrent par une loyale poignée de main ; puis, de prime face, Lavallière dit à Maillé : — Ie seroys venu ceste nuict sur ton advis, mais i’avoys ung procez amoureux à vuyder avecques ma dame qui me bailloyt assignation : doncques ie ne pouvoys aulcunement faire deffault ; mais ie l’ay quittée de matin… Veux-tu que ie t’accompaigne ? Ie luy ay dict ton départ, elle m’a promis de demourer, sans aulcun amour, sur la foy des traictez… Si elle me truphe, ung amy vault mieux qu’une maistresse ! …

— Oh ! mon bon frère, respondit Maillé tout esmeu de ces paroles, ie veulx te demander une preuve plus haulte de ton brave cueur… Veux-tu avoir la charge de ma femme, la deffendre contre tous, estre son guide, la tenir en lesse et me respondre de l’intégrité de ma teste ? … Tu demoureras icy pendant le temps de mon absence, dans la salle verde, et seras le chevalier de ma femme…

Lavallière fronssa les sourcils et dit :

— Ce n’est ny toy, ny ta femme, ny moy, que ie redoubte, mais les meschans, qui proufficteront de cecy pour nous brouiller comme des escheveaux de soye…

— Ne sois point en deffiance de moy, reprint Maillé, serrant Lavallière contre luy. Si tel estoyt le bon vouloir de Dieu que i’eusse le malheur d’estre cocqu, ie seroys moins marry que ce feust à ton advantaige… Mais, par ma foy ! i’en mourroys de chagrin, car ie suis bien assotté de ma bonne, fresche et vertueuse femme.

Sur ce dire, il destourna la teste pour ne point monstrer à Lavallière l’eaue qui luy venoyt aux yeulx ; mais le ioly courtizan veit ceste semence de pleurs, et lors, prenant la main de Maillé :

— Mon frère, luy dit-il, ie te iure ma foy d’homme que, paravant qu’ung quelqu’ung touche à ta femme, il aura senty ma dague au fund de sa fressure… Et, à moins que ie ne meure, tu la retrouveras intacte de corps, sinon de cueur, pour ce que la pensée est hors du pouvoir des gentilshommes…