Page:Balzac - La Famille Beauvisage.djvu/25

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que l’auteur de la lettre que nous avons reçue est un vantard et un plagiaire, dont il n’y a à prendre aucun souci.

Ainsi rassurée, madame de l’Estorade n’en garda pas moins, pendant quelque temps, un reste de sollicitude ; disposition merveilleuse, pour que la pensée de Sallenauve laissât dans son esprit une forte traînée.

Toutefois, chez une nature contenue comme l’était celle de la comtesse, le développement du sentiment même le plus profond devait offrir une manifestation trop timide et trop peu extérieure, pour qu’il nous eût été facile de la constater, et sans une lettre qui vers cette époque fut adressée à madame de Camps, nous aurions pu longtemps encore ignorer le degré d’animation que notre Pygmalion, par la chaleur de son second dévoûment, avait communiqué à sa statue.

« Chère madame, écrivait madame de l’Estorade à son amie, en date du 10 février 1840, faut-il croire à de certaines prédestinations :

» Vous avez su tout ce qui me rapprochait de M. de Sallenauve, et aussi tout ce qui m’en éloignait.

» Au premier moment, la bizarrerie d’une ressemblance le jette sur mes pas, et je m’en effraie : peu après, un grand service rendu me force à l’accueillir chez moi. Par vos conseils, j’étais sur le point de faire un pas vers lui, et de lui témoigner quelque bienveillance ; tout à coup la folle jalousie de mon mari me commande une rupture ; mais, de la part de M. de l’Estorade, cette mesure, prudente et peut-être sage, est accompagnée d’un procédé si brutal, que me voilà obligée, avec vous et M. de Camps, d’aller chez, ce dangereux homme solliciter sa clémence, et de me faire une fois encore son obligée.

» Cette démarche accomplie, il semblait bien sorti de mon horizon ; une autre visée de mon mari l’y ramène, et tandis que je suis en souci de savoir ce qui pourra sortir de cette situation, fatalité nouvelle de mon étoile, encore une fois sauveur d’un de mes enfants, je vous ai conté l’autre jour avec quel dévoûment M. de Sallenauve se trouve installé dans ma vie ; et désormais il y tient une place que, sans l’apparence de la plus noire ingratitude, je ne puis plus même songer à lui disputer.