Page:Balzac - La Famille Beauvisage.djvu/287

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toi maintenant qui envoies les autres au pré (le bagne) ; de la belle ouvrage que tu fais-là ?

— Comment es-tu ici ? demanda Jacques à Jacqueline.

— Moi, je suis conséquente, répondit fièrement la Saint-Estève, et je ne me laisse pas comme toi, emberlificoter dans les embêtements de la vertu.

— Tu as tort, Jacqueline, répondit Vautrin avec gravité, de toujours tenter le ciel, car enfin, si tu étais tombée en d’autres mains que les miennes, où en serais-tu ?

— J’en serais où j’en suis. Crois-tu pas me tenir ? Non, mon vieux, on y a mis ordre.

— Malheureuse ! tu as pris quelque chose !

— Parbleu donc ? on aurait toute sa vie étudié les poisons pour ne pas s’en repasser une dose dans un moment difficile ! Non, monsieur le magistrat on n’a pas besoin de ta grâce. Quand j’ai vu tomber mon amant, c’est bien ! me suis-je dit, plus rien à faire dans ce monde, et j’ai bu un petit coup qui m’endormira tout à l’heure sans douleur !

Comme Vautrin se levait pour appeler du secours :

— Bouge pas, mon Jacques, lui dit la Saint-Estève, je te sais gré tout de même de ton bon mouvement ; mais rien n’y peut faire, je me suis administré de la première qualité. Tiens ! pour qui donc qu’on la réserverait si ce n’était pour sa petite individu ! J’ai aux environs d’un quart d’heure, causons plutôt de bonne amitié.

En voyant dans le voisinage de la mort cette espèce de gaîté invraisemblable, qui poussait sa tante à affecter le langage de ce qu’elle appelait toujours son bon temps, Vautrin eut une idée : « Elle fait semblant, pensa-t-il, de s’être empoisonnée pour attirer sur elle mon intérêt : c’est bien là une de ses roueries, et dès-lors se laissant, sans autre préoccupation, aller à la pente de sa curiosité :

— Ah ça ! ton amant, qu’on t’aurait tué, dit-il, serait-ce M. de Lanty ? Comment cela serait-il possible ? J’ai vu passer son convoi à Paris, il y a déjà six mois.

— Es-tu gnole ! dit la Saint-Estève, M. de Lanty, ce n’est pas à toi qu’il faut l’apprendre, c’est Duvignon le chimiste, condamné à mort pour la même chose d’aujourd’hui, en l’an VIII de la République.

— Je sais cela, répondit Vautrin, je l’ai reconnu à Arcis lors de l’enterrement de Catherine Goussard, malgré