Page:Balzac - La Famille Beauvisage.djvu/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour acclimater notre gendre à ses projets, et M. de Sallenauve a promis de venir nous visiter en Provence.

» C’est peut-être là quelque soir, aux soupirs de la brise embaumée par le parfum des orangers, que se fera notre mutuel aveu et que se consommera ce mariage spirituel où je dirais que je suis providentiellement entraînée, s’il n’était ridicule et coupable de faire intervenir la Providence dans le mouvement désordonné de notre cœur et de nos passions.

» Tout ce que je puis faire, c’est de vous promettre la plus absolue franchise. C’est ainsi que nous procédions, ma pauvre Louise et moi. Un jour, de ce même lieu de la Crampade, je lui écrivis que tout était fini et que, résignée et sans amour, j’étais devenue madame de l’Estorade. Elle me gronda fort, et vous allez me gronder aussi ; ainsi blâmée pour n’avoir pas aimé, querellée peut-être pour avoir fait le contraire, le moyen d’échapper aux sermons ?

» Vous le savez, chère madame, quand on se croit bien malade, on regarde dans les livres de médecine. Depuis que je me sens si gravement atteinte, je lis les moralistes, ces grands médecins du cœur, y cherchant tout ce qui peut avoir trait à mon état. Tout à l’heure je vous citais Vauvenargues ; maintenant voici venir La Rochefoucault, qui a osé écrire : « Il y a peu d’honnêtes femmes qui ne soient lasses de leur métier. » Quoique ceci soit grossier et brutal, il faut bien, je le sens, que j’en prenne quelque peu ma part, mais ne suis-je pas bien excusée par cette autre pensée de La Bruyère : « Un mari n’a guère un rival qu’il ne soit de sa main ! » Que cela est vrai, chère madame ! Voilà pourtant ce qu’est le génie ! Deux siècles d’avance La Bruyère avait deviné M. de l’Estorade : le pauvre homme posait devant le grand peintre qui l’a ébauché d’un seul trait. »