Page:Balzac - La Famille Beauvisage.djvu/33

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le prenant au milieu de ses malles, qu’il s’occupait lui-même à fermer, pendant que son valet de chambre était allé à la poste presser l’arrivée des chevaux :

— Mais, mon Dieu ! monsieur, lui dit-elle, que se passe-t-il donc ? quelque malheur vous est-il arrivé ?

— Comme j’ai eu l’honneur de le dire à M. de l’Estorade, répondit cérémonieusement Sallenauve, je suis obligé de partir, et je vous dis adieu, madame, pour longtemps… pour toujours peut-être.

À ce mot, la comtesse perdit bien de la réserve qu’elle avait su ménager jusque-là, Sallenauve la vit pâlir, et elle fut forcée de chercher un appui sur un meuble ; mais ce qui prouvait la profondeur du souci auquel lui-même était en proie, ce fut sans vive reconnaissance qu’il s’aperçut de l’effet produit par l’annonce d’une séparation peut-être éternelle. Dans l’égoïsme de sa préoccupation il fut même assez distrait de l’émotion si profonde dont il était témoin, pour quitter la main que la comtesse lui avait abandonnée lorsqu’il s’était approché d’elle, et pour aller à une fenêtre regarder si les chevaux qu’il avait demandés et qui se faisaient attendre, étaient arrivés.

À ce moment, autre trouble-douleur, survint Naïs, devant laquelle madame de l’Estorade fut obligée de se contenir et qu’elle n’osa pourtant pas renvoyer.

— Mais vous reviendrez ! disait Naïs en prenant les mains du voyageur, et tout en elle annonçait un désespoir dont à un autre moment il eût été certainement ému.

— Naïs ! dit madame de l’Estorade avec dureté, nous ferez-vous grâce de vos tragédies ?

Survint, peu après, René ; à neuf ans qu’il avait alors, on ne perçoit que très confusément la douleur morale ; mais tout ce qui est mouvement plaît et intéresse, et c’est lui qui se chargea d’annoncer, tout heureux d’apporter la nouvelle que les chevaux enfin étaient là.

Peu après entrèrent M. de l’Estorade et Armand, qui à cette époque de l’année était en vacances. Le premier n’était pas très douloureusement affecté ; il était seulement contrarié de voir ses projets dérangés par ce brusque voyage ; quant à Armand, son attitude était celle d’une stoïque indifférence ; mais qui eût pu lire au fond de son cœur, y eût trouvé un secret contentement d’être