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Page:Balzac - La Famille Beauvisage.djvu/45

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Saint-Estève, si les circonstances ne t’avaient poussé de travers ; apprenant tout en un tour de main !

— Le lendemain, continua Vautrin, je me présente seul, bien déguisé, au chalet, et, entrant en pourparler avec monsieur Bricheteau, que je commence par éblouir par mes connaissances en sylviculture, je me donne comme un gros marchand de bois, et parle de traiter de sa coupe à l’amiable et avant adjudication. Tout en parcourant le parc avec M. l’intendant, pour reconnaître le bois à abattre, je me récrie sur la beauté du lieu, et, après avoir fait chatoyer un prix très séduisant, je demande la permission, en venant le lendemain avec mon associé, sans lequel je ne veux pas terminer l’affaire, d’amener en même temps ma femme, qui est Anglaise, et qui, comme telle, a la passion des jardins.

— Satané comédien ! dit la Saint-Estève, en frappant sur l’épaule de son neveu, assis à côté de son lit.

— Faites mieux que ça, me répond galamment Bricheteau, alléché par la bonne affaire, venez demain déjeuner tous trois.

— Non, répondis-je, c’est impossible : demain nous devons aller à Rambouillet pour quelque chose de plus gros, et nous ne pourrions être ici que sur les quatre heures.

— Eh bien ! venez dîner. — Ça, répondis-je, peut se faire, mais à condition que j’apporterai du mien. — Comment, du vôtre ? — Oui, d’un certain vin de la Romanée, comme je puis dire que vous n’en avez pas dans votre cave, tant bien montée soit-elle. — Hum ! dit Bricheteau, nous avons pourtant nos petites prétentions. — Enfin, on mesurera ses épées, fis-je gaîment, et me voilà parti.

— C’est-à-dire te voilà entré, remarqua la Saint-Estève, et je sais déjà le chimiste chez lequel s’était fait ton vin.

— Le même, ma minette, répondit Vautrin, qui avait préparé le fameux bordeaux bu par Rastignac à la pension Vauquer, le jour de l’affaire Franchessini. Le lendemain, quatre heures sonnant, nous arrivions au chalet dans une magnifique berline de poste à quatre chevaux ; Prudence avait pris son air virginal et gazouillait un petit accent anglais le plus joli du monde. Paccard s’était donné son air bête qui lui a tant réussi dans les affaires ; moi, j’étais jovial et gaillard comme un homme qui, à Ram-