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Page:Balzac - La Famille Beauvisage.djvu/65

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— Faites-lui dire de descendre à son cabinet, quand même il serait couché.

À ce moment on entendit le bruit d’une voiture. L’huissier courut à son poste, et quelques secondes plus tard il annonçait :

« M. de Sallenauve, membre de la Chambre des députés ! »

Quand, sur l’invitation du ministre, Sallenauve eut pris un siège, il dut encore subir le délai du décachetage de quelques lettres que Rastignac lui demanda la permission de parcourir. Les hommes en place ne vous font jamais grâce de la mise en scène de leurs grandes occupations, et il était écrit que le malheureux patient épuiserait jusqu’à la dernière goutte le calice de l’attente.

— Monsieur, dit enfin Rastignac en s’accoudant sur son bureau comme un homme qui prend ses aises en vue de parler longtemps, vous vous rappelez sans doute une conversation que nous eûmes ensemble chez l’Estorade, et dans laquelle je fis tous mes efforts pour vous rattacher à la politique du gouvernement.

— Parfaitement, répondit Sallenauve.

— Eh bien ! monsieur, il sera pour vous éternellement regrettable d’avoir résisté à cette impulsion ; vous aviez dans votre vie, sans que vous puissiez vous en douter, beaucoup de choses qui devaient vous faire craindre les violentes hostilités qu’on amasse toujours sur sa tête au rôle d’homme de l’opposition. Aujourd’hui, ces hostilités sont près d’éclater, et je ne dois pas vous le cacher, après la rude guerre que vous nous avez faite et qui nous a mis à deux doigts de notre perte, je n’ai pas la moindre inclination à me poser vis-à-vis de vous en adversaire généreux. Je suis, au contraire, dans la disposition de pousser à outrance nos avantages, à moins pourtant que, revenu pour nous à une conduite et à des sentiments moins malveillants, vous ne vous décidiez à désarmer.

— Avant que j’accepte la paix sur ce pied, vous aurez, je pense, la bonté, monsieur le ministre, de me faire savoir quelle est ma grande bataille perdue ?

— De tout mon cœur, monsieur. Deux mots résument la situation : vous avez un ami bien imprudent et des ennemis bien habiles et bien dangereux.