Page:Balzac - Le Chef-d'oeuvre inconnu (L'Artiste).djvu/4

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tastique se trouve germé, il pointe comme une herbe verte au sein de l’incompréhensible et de l’impuissance…

Donc ce vieillard, maître Frenhofer paraissait indéfinissable, incompréhensible, et, tout ce que la riche imagination de Nicolas Poussin put saisir de clair et de perceptible, en voyant cet être surnaturel (surnaturel est encore une belle expression !), c’est qu’il était le type le plus complet de la nature artiste, de cette nature capricieuse et folle, à laquelle tant de pouvoirs sont confiés et qui, si souvent en abuse, emmenant la froide raison, les bourgeois et même quelques amateurs, à travers mille chemins pierreux, où il ne voient rien, tandis que la folâtre fantaisie de la jolie déesse découvre des épopées, des châteaux, des œuvres d’art. — Nature mocqueuse et bonne, féconde et pauvre !

Ainsi, pour le pauvre Poussin, ce vieillard était devenu par une transfiguration subite, l’art lui-même, l’art avec son secret, ses fougue, avec ses rêveries.

— Oui, mon cher Porbus, reprit Frenhofer, il m’a manqué jusqu’à présent de rencontrer une femme irréprochable !… — Un corps dont les contours soient d’une beauté parfaite, et dont la carnation… Mais où est-elle vivante, dit-il en s’interrompant, cette introuvable Vénus des anciens, si souvent cherchée et dont nous rencontrons à peine les beautés éparses… Ô ! pour voir un moment, une seule fois, la nature divine, complète, l’idéal enfin, je donnerais ma fortune !…

— Nous pouvons nous départir d’ici, dit Porbus à Poussin, il ne nous entend plus, ne nous voit plus…

— Allons à son atelier ?… répondit le jeune homme émerveillé.

— Oh ! le vieux reître, a su en défendre l’entrée. Ses trésors sont trop bien gardés, pour que nous puissions y arriver… Je n’ai pas attendu votre avis et votre fantaisie pour tenter l’assaut du mystère…

— Il y a donc un mystère…

— Oui, répondit Porbus. Le vieux Frenhofer est le seul élève que Mabuse ait voulu. — Se faisant son ami, son sauveur, son père, Frenhofer, a sacrifié des trésors pour satisfaire les passions de Mabuse, et Mabuse, reconnaissant, lui a légué le secret du relief, le pouvoir de donner aux figures cette vie extraordinaire, cette fleur de nature, notre désespoir éternel, et dont il possédait si bien le faire, qu’un jour ayant vendu et bu le damas à fleurs, dont il devait s’habiller à l’entrée de Charles-Quint, il accompagna son maître avec un vêtement de papier, sur lequel il avait peint le damas. L’éclat particulier de l’étoffe portée par Mabuse, surprit l’Empereur qui, voulant en faire compliment au protecteur du vieil ivrogne, découvrit la supercherie !… Frenhofer est un homme ivre de notre art et qui vit dans la couleur !…

— Nous y pénétrerons !… sécria Poussin n’écoutant plus Porbus, et ne doutant plus de rien.

Porbus sourit à l’enthousiasme du jeune inconnu et ils se quittèrent.

Nicolas Poussin revint à pas lents vers la rue de la Harpe et dépassa même sans s’en apercevoir la modeste hôtellerie où il était logé.

Montant avec une inquiète promptitude son misérable escalier, il parvint à une chambre haute, située sous cette toiture en colombage, naïve et légère couverture des maisons du vieux Paris. Il vit, près de l’unique et sombre fenêtre, une jeune fille qui, au bruissement de la porte, se dressa soudain par un mouvement passionné, car elle avait reconnu le peintre à la manière dont il levait le loquet.

— Qu’as-tu ? dit-elle.

— J’ai, j’ai !… j’ai, s’écria-t-il en étouffant de plaisir, que je me suis senti peintre !… J’avais douté de moi jusqu’à présent, mais ce matin j’ai cru en moi-même, je puis être un de ces hommes-là !… Va ! Gillette, nous serons riches, heureux ! Il y a de l’or dans ces pinceaux…

Mais il se tut soudain, et sa figure grave et vigoureuse perdit son expression de joie quand il vit la médiocrité de ses ressources matérielles. Ses murs étaient couverts de simples papiers ornés d’esquisses au crayon. Il ne possédait pas quatre toiles vaillantes. — Les couleurs avaient alors un haut prix, et le pauvre gentilhomme voyait sa palette à peu près nue.

Au sein de cette misère, il sentait d’incroyables richesses de cœur, une surabondance de génie qui le dévorait. Il avait été amené à Paris par un gentilhomme de ses amis et peut-être par son génie ; puis, il avait rencontré soudain une maîtresse, une de ces ames nobles et généreuses qui viennent souffrir près d’un grand homme en épousant ses souffrances, et qui s’efforcent d’en comprendre les caprices ; fortes pour la misère et l’amour comme d’autres sont intrépides à porter le luxe et l’insensibilité.

Le sourire errant sur les lèvres de Gillette dorait ce grenier et rivalisait avec l’éclat du soleil ; le soleil ne brillait pas toujours, tandis qu’elle était toujours là, recueillie dans sa passion, attachée à son bonheur, à sa souffrance, consolant le génie qui débordait dans l’amour avant de s’emparer de l’art et de la gloire.

— Écoute, Gillette !… viens !…

Obéissante et joyeuse, elle sauta sur les genoux du