Page:Balzac - Le Chef-d'oeuvre inconnu (L'Artiste).djvu/6

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.



LE CHEF-D’ŒUVRE INCONNU.


(Conte Fantastique.)



§ II.

CATHERINE LESCAULT.

Deux jours après la rencontre de Poussin et de Porbus, celui-ci vint voir maître Frenhofer.

Le vieillard était alors en proie à l’un de ces découragemens profonds et spontanés dont la cause est, s’il faut en croire les mathématiciens de la médecine, dans une digestion mauvaise, dans le vent, la chaleur, ou quelque empâtement des hypochondres ; et, suivant les spiritualistes, dans l’imperfection de notre nature morale. Un écrivain moderne exprimerait cet état phénoménal en disant que Frenhofer avait fait une prodigieuse dépense d’ame ; mais laissons là le prétentieux jargon de notre époque, le bonhomme s’était purement et simplement fatigué à parachever son mystérieux tableau.

Il était donc languissamment assis dans une vaste chaire de chêne sculptée, garnie de cuir noir ; et, sans quitter son attitude mélancolique, il lança sur Porbus le regard engourdi d’un homme qui s’est établi dans son ennui.

— Eh bien ! maître, lui dit Porbus, l’outremer que vous avez été chercher à Bruges était-il mauvais ?… Est-ce que vous avez pas su broyer notre nouveau blanc ?… votre huile est-elle méchante, ou les pinceaux…

— Hélas ! s’écria le vieillard, j’ai cru pendant un moment que mon œuvre était accomplie ; mais je me suis certes trompé dans quelques détails, et je ne serai tranquille qu’après avoir éclairci mes doutes… Aussi je me décide à voyager et vais aller en Turquie, en Grèce, en Asie, pour y chercher un modèle et comparer mon tableau à diverses natures… Peut-être ai-je là-haut, reprit-il en laissant échapper un sourire de contentement, la nature elle-même… Parfois, j’ai quasi peur qu’un souffle ne me réveille cette femme, et qu’elle disparaisse…

Puis il se leva tout d’un coup, comme pour partir.

— Oh ! oh ! répondit Porbus, j’arrive à temps pour vous éviter la dépense et les fatigues du voyage.

— Comment ? demanda Frenhofer étonné.

— Le jeune Poussin est aimé par une femme dont l’incomparable beauté se trouve sans imperfection aucune !… Mais, mon cher maître, s’il consent à vous la prêter, au moins faudra-t-il nous laisser voir votre toile…

Le vieillard resta debout, immobile, dans un état de stupidité parfaite.

— Comment !… s’écria-t-il enfin douloureusement, montrer ma créature, mon épouse !… déchirer le voile dont j’ai chastement couvert mon bonheur ?… Mais ce serait une horrible prostitution !… Voilà dix ans que je vis avec cette femme ! Elle est à moi, à moi seul !… Elle m’aime. Ne m’a-t-elle pas souri à chaque coup de pinceau que je lui ai donné ? Elle a une ame, l’ame dont je l’ai douée !… Elle rougirait si d’autres yeux que les miens s’arrêtaient sur elle… La faire voir !… mais quel est le mari, l’amant assez vil pour conduire sa femme au déshonneur !… Quand tu fais un tableau pour la Cour, tu n’y