En ce moment Poussin, au désespoir d’avoir sorti de son grenier ce beau trésor, se maudit lui-même. Alors, plus amant qu’artiste, mille scrupules lui torturèrent le cœur, quand il vit l’œil rajeuni du vieillard, qui, par une habitude de peintre, déshabillait, pour ainsi dire, cette jeune fille en en devinant les formes les plus secrètes.
Revenant soudain à la féroce jalousie du véritable amour, il s’écria :
— Gillette, partons !…
À cet accent, à ce cri, sa maîtresse joyeuse leva les yeux sur lui, le vit et, courant dans ses bras :
— Ah ! tu m’aimes donc ?… s’écria-t-elle en fondant en larmes.
Elle avait eu l’énergie de taire sa souffrance, mais elle manqua de force pour cacher son bonheur.
— Oh ! laissez-la moi pendant deux heures… dit le vieux peintre, et vous la comparerez à Catherine… — Oui, j’y consens.
Il y avait encore de l’amour dans le cri de Frenhofer. Il semblait avoir de la coquetterie pour son semblant de femme et jouir par avance du triomphe que sa beauté allait remporter sur celle d’une vraie femme.
— Ne le laissez pas se dédire !… s’écria Porbus en frappant sur l’épaule de Poussin. Les femmes et les fruits de l’amour passent vite, ceux de l’art sont immortels…
— Pour lui, répondit Gillette en regardant attentivement le Poussin et Porbus, ne suis-je donc pas plus qu’une femme !…
Elle leva la tête avec fierté ; mais quand après avoir jeté un coup d’œil étincelant à Frenhofer, elle vit son amant occupé à contempler de nouveau le portrait, qu’il avait pris naguère pour un Giorgion :
— Ah ! dit-elle, montons !… Il ne m’a jamais regardée ainsi !…
— Vieillard !… reprit Poussin tiré de sa méditation par la voix de Gillette, vois cette épée !… je la plongerai dans ton cœur au premier mot de plainte que prononcera cette jeune fille… Puis je mettrai le feu à ta maison, et personne n’en sortira… Comprends-tu ?…
Nicolas Poussin était sombre, sa parole terrible ; son attitude, son geste consolèrent Gillette ; et, alors, elle lui pardonna presque de la sacrifier à la peinture, à la gloire, à l’avenir.
Porbus et Poussin restèrent à la porte de l’atelier, se regardant l’un l’autre en silence ; et si, d’abord, celui-là se permit quelques exclamations :
— Ah ! elle se déshabille. — Il lui dit de se mettre au jour, etc.
Bientôt il se tut à l’aspect du Poussin dont le visage était devenu inquiet et sombre. Le jeune homme avait la main sur la garde de sa dague et l’oreille presque collée à la porte. Porbus, également attentif, commençait à comprendre la souffrance du Poussin ; et tous deux, dans l’ombre et debout, ressemblaient ainsi à deux conspirateurs attendant l’heure de frapper un tyran.
— Entrez !… entrez !… leur dit le vieillard rayonnant de bonheur. Mon œuvre est parfaite, et maintenant je puis la montrer avec orgueil. Jamais peintre, pinceaux, couleurs, toile et lumière ne produiront une rivale à ma Catherine Lescault !…
Porbus et Poussin, en proie à une vive curiosité, se trouvèrent bientôt au milieu d’un vaste atelier, couvert de poussière, où tout était en désordre, d’où le jour tombait d’en haut, et où ils virent, çà et là, des tableaux accrochés aux murs parmi des statues, des essais, des bustes, des mains, des squelettes et des haillons. Ils s’étaient arrêtés tout d’abord devant une figure de femme de grandeur naturelle, demi-nue, et pour laquelle ils furent saisis d’admiration.
— Oh ! ne vous occupez pas de cela !… dit Frenhofer, c’est une toile que j’ai barbouillée pour étudier une pose… ce tableau ne vaut rien. — Voilà mes erreurs !… reprit-il en leur montrant de ravissantes compositions suspendues aux murs, autour d’eux.
À ces mots, Porbus et Poussin stupéfaits de ce dédain pour de telles œuvres, cherchèrent le portrait annoncé, sans réussir à l’apercevoir.
— Eh bien ! le voilà !… leur dit le vieillard exalté.
Il avait les cheveux en désordre et le visage enflammé ; ses yeux pétillaient ; il était tout haletant.
— Ah ! ah ! s’écria-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection !… Vous êtes devant une femme et vous cherchiez un tableau !… Il y a tant de profondeur sur cette toile ! l’air y est si vrai, que vous ne pouvez plus le distinguer de l’air qui nous environne… Où est l’art ?… perdu, disparu !… Ces contours sont les formes mêmes d’une jeune fille… J’ai saisi la couleur, le vif, le tranché de la ligne qui termine les corps !… Admirez !… Aussi, j’ai, pendant sept années, étudié les phénomènes de l’accouplement du jour et des objets… Et ces cheveux… la lumière ne passe-t-elle pas au travers… Mais elle a respiré, je crois !… Ce sein !… Voyez… qui ne voudrait l’adorer à genoux ?… Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez !…