Page:Balzac - Le Chef-d'oeuvre inconnu (L'Artiste).djvu/9

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Voyez-vous quelque chose ? demanda Poussin à Porbus.

— Non, et vous ?…

— Rien…

Les deux peintres, laissant le vieillard à son extase, regardèrent si le jour, en tombant d’aplomb sur la toile qu’il leur montrait, n’en neutralisait pas tous les effets ; puis, ils examinèrent la peinture en se mettant à droite, à gauche, de face, en se baissant ou se levant.

— Oui !… oui !… c’est bien une toile !… leur disait Frenhofer, en se méprenant sur le but de cet examen scrupuleux. Tenez, voilà le châssis !… le chevalet !… et voici mes couleurs, mes pinceaux !…

Et il s’empara d’une brosse qu’il leur présenta par un mouvement naïf.

— Le vieux lansquenet se joue de nous !… dit Poussin en revenant devant le prétendu tableau. Je ne vois là que des couleurs amassées comme sur une palette…

— Des teintes brouillées, confuses… reprit Porbus, mais…

Alors, en s’approchant, ils remarquèrent dans un coin de la toile, le bout d’un pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme ; mais un pied… délicieux, un pied vivant !

Et ils restèrent pétrifiés d’admiration devant ce fragment échappé dans l’œuvre à une incroyable destruction lente et progressive. Ce pied apparaissait là comme le torse de quelque Vénus en marbre de Paros qui surgirait, riche de beautés, parmi les décombres d’une ville incendiée.

— Il y a une femme là-dessous !… s’écria Porbus, en faisant remarquer à Poussin la finesse des superpositions de couleurs dont le vieux peintre avait successivement chargé les différentes parties de cette figure en voulant la perfectionner.

Alors les deux peintres se tournèrent spontanément vers Frenhofer, en commençant à s’expliquer vaguement l’extase dans laquelle il était resté.

— Il est de bonne foi !… dit Porbus.

— Oui, mon ami, répondit le vieillard en se réveillant, il faut de la foi !… de la foi dans l’art, et vivre pendant long-temps avec son œuvre pour en produire une semblable… Quelques-unes de ces ombres m’ont coûté bien des travaux… Tenez il y a là sur sa joue, au-dessous des yeux, une légère vapeur qui, si vous l’observez dans la nature, vous paraîtra presque intraduisible ; eh bien !… croyez-vous qu’elle ne m’ait pas coûté bien des peines à reproduire ?…

Et du bout de sa brosse, il désignait aux deux peintres un pâté de couleur claire.

Porbus, frappant sur l’épaule du vieillard, puis se tournant vers Poussin :

— Savez-vous que nous voyons en lui un bien grand peintre !… dit-il.

— Il est encore plus poète que peintre ! répondit gravement Poussin.

— Là, reprit Porbus en touchant la toile, finit notre art sur terre…

— Et de là, il va se perdre dans les cieux !… dit Poussin.

— Que de jouissances sur ce morceau de toile !… s’écria Porbus.

Le vieillard absorbé ne les écoutait pas, et souriait à cette femme imaginaire.

En ce moment, Poussin entendit les pleurs de Gillette ; elle était seule dans un coin.

— Qu’as-tu, mon ange ?… lui demanda le peintre redevenu subitement amoureux.

— Tue-moi ! dit-elle, je serais une infâme de t’aimer encore, car je te méprise… Tu es ma vie et tu me fais horreur… Je crois que je te hais déjà.

de Balzac.