Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/152

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laquelle on fait les robes d’avocat ! un gilet acheté au Temple, mais à châle, et brodé ! un habit d’un noir rouge ! Et tout cela brossé, quasi propre, orné d’une montre attachée par une chaîne de chrysocale. Fromenteau laissait voir en ce moment une chemise de percale jaune, plissée, sur laquelle brillait un faux diamant en épingle ! Le col de velours ressemblait à un carcan sur lequel débordaient les plis rouges d’une chair de Caraïbe. Le chapeau de soie était luisant comme du satin, mais la coiffe eût rendu de quoi faire deux lampions, si quelque épicier l’eût acheté pour le faire bouillir. Ce n’est rien que d’énumérer ces accessoires, il faudrait pouvoir peindre l’excessive prétention que Fromenteau savait leur imprimer. Il y avait je ne sais quoi de coquet dans le col de l’habit, dans le cirage tout frais des bottes à semelles entre-baillées, qu’aucune expression française ne peut rendre. Enfin, pour faire entrevoir ce mélange de tons si divers, un observateur aurait compris, à l’aspect de Fromenteau, que, si, au lieu d’être mouchard, il eût été voleur, toutes ces guenilles, au lieu d’attirer le sourire sur les lèvres, eussent fait frissonner d’horreur. Sur le costume, on se fût dit : « Voilà un homme infâme, il boit, il joue, il a des vices, mais il ne se soûle pas, mais il ne triche pas : ce n’est ni un voleur, ni un assassin ; qui est-ce ? » Et Fromenteau eût été vraiment indéfinissable jusqu’à ce que le mot espion fût venu dans la pensée. Le fin sourire de ses lèvres pâles, le clignement de ses yeux verdâtres, la petite grimace de son nez camus, disent qu’il ne manque pas d’esprit. Il s’est fait un visage de fer-blanc, et l’âme doit être comme le visage. Aussi ses mouvements de physionomie sont-ils des grimaces arrachées par la politesse, plutôt que par l’expression de ses mouvements intérieurs. Il effrayerait s’il ne faisait pas tant rire. Ce cynisme en fait de costume a un sens, cet homme ne tient pas plus à son habillement de ville que les acteurs ne tiennent au leur. Il excelle à se déguiser, à se grimer ; il donnerait des leçons à Frederick Lemaître, car il peut devenir dandy quand il le faut.

— Monsieur graisse-t-il la patte ? demanda Fromenteau, d’un ton menaçant quoique froid, à son client.

— Il s’agit de cinquente cintimes (Odry dans les Saltimbanques), répondit le spéculateur en prenant cent sous et les tendant à Fromenteau.

— Et pour la canaille ?… reprit l’homme.

— Laquelle ? demanda mon ami.

— Ceux que j’emploie, répliqua Fromenteau tranquillement.

— Y a-t-il au-dessous ? dis-je.

— Oui, monsieur, répondit, l’espion. Il y a ceux qui nous donnent des renseignements sans le savoir et sans se les faire payer. Je mets les sots et les niais au-dessous de la canaille ; car elle est souvent belle et spirituelle, la canaille !

L’impassibilité de ce sauvage, digne d’être mis en parallèle avec la Longue-Carabine de Cooper, nous sembla comme un défi.

— Lisette est sans châle, ajouta l’espion sans qu’aucun muscle de sa figure jouât : je la nomme Lisette à cause de Béranger.

— Vous avez une Lisette et vous restez dans votre partie ? s’écria mon ami.

— Et elle le sait, dit-il. Quand on est voleur et qu’on est aimé par une honnête femme, ou elle vole ou on devient honnête homme ; moi, je suis resté mouchard.

— Et pourquoi ?