Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/186

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dité, de cette verve hardie et poignante, que l’on réclame aujourd’hui, comme un palais blasé veut de l’orpiment et de l’alcool, ne s’en tiendra pas à cet essai. Il a frappé notre époque en lui empruntant ses propres armes ; en employant cette frénésie d’invention, cette ironie envenimée, ces couleurs ardentes, sombres et tranchées, dont l’abus serait la perte de l’art. Quand il voudra être simple, il saura l’être, comme il l’a prouvé dans le Réquisitionnaire, dans l’Étude de femme, dans les Proscrits et l’Enfant maudit. On le verra changer les couleurs de sa palette et, de nuance en nuance, d’existence en existence, de mode en mode, parcourir tous les degrés de l’échelle sociale et montrer tour à tour le paysan, le mendiant, le pâtre, le bourgeois, le ministre, attaqués de la même maladie destructive. Il ne reculera pas même devant le roi et le prêtre, ces deux derniers échelons de notre hiérarchie croulante ; le roi, que notre progrès de civilisation a tellement ébranlé sur son trône qu’il n’a plus de confiance à sa couronne ; le prêtre, dont la pensée renferme le dernier, le plus large développement de l’intelligence humaine, et qui n’est plus qu’un spectre lorsqu’il cesse d’avoir foi en lui.

La foi et l’amour, s’éloignant des hommes livrés à la culture intellectuelle ; la foi et l’amour, s’exilant pour laisser dans un désert d’égoïsme profond tous ces hauts esprits, tous ces êtres parqués dans leur personnalité : tel est le but des contes de M. de Balzac. Dans celui que l’auteur a intitulé Jésus-Christ en Flandre, un rayon d’amour et de foi tombe du ciel. Les parias de la société, ceux qu’elle bannit de ses universités et de ses colléges, restent fidèles à leur croyance, et conservent, avec leur pureté morale, la force de cette foi qui les sauve, tandis que les gens supérieurs, fiers de leur haute capacité, voient s’accroître leurs maux avec leur orgueil, et leurs douleurs avec leurs lumières. Cette moralité suprême qui couronne la peinture de tous les types d’individualisme est d’un bel effet.

C’est non-seulement la société dans ses masses que frappe de mort l’égoïsme, fils de l’analyse et de cette raison approfondissante qui nous ramène sans cesse à notre personnalité ; c’est aussi la société dans ses éléments partiels ; c’est encore le gouvernement et la théorie politique. De degrés en degrés, l’auteur s’élèvera jusqu’à cette dernière ironie, la plus haute et la plus en harmonie avec notre temps. Dans l’Histoire de la succession du marquis de Carabas[1], dernière œuvre qui complétera la donnée de ce recueil, il montre la société politique en proie à la même impuissance, au même néant qui dévorent Raphaël dans la Peau de chagrin. Même intensité de désirs, même éclat extérieur, même misère réelle ; même formule inévitable, éternelle, où la nationalité se trouve pressée comme l’individualisme dans la sienne. Ici un ton de bonhomie plus naïve, une satire moins amère, s’accorderont avec une ironie qui s’attaque non aux hommes, mais aux doctrines ; non aux individualités, mais aux systèmes.

Ces récits, mêlés de merveilleux et dictés par la fantaisie, ont conquis un succès populaire dans une époque si contraire à la libre et capricieuse fiction ; mais on les a plutôt acceptés comme des inventions brillantes que comme des œuvres de raison. Nous avons pris plaisir à en développer le sens philosophique, la portée


  1. Ce livre n’a jamais paru.