Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/397

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lui étaient utiles ; les posait au premier ou au second plan, selon leur valeur, leur distribuait la lumière et l’ombre avec la magie d’un grand artiste qui connaît la puissance des contrastes, imprimait enfin à chacune de ses créations des noms, des traits, des idées, un langage, un caractère qui leur sont propres, et qui leur donnent une telle individualité, que, dans cette foule immense, pas un ne se confond avec un autre[1].

Après Rabelais, Cervantès, Shakspeare, d’Urfé, Scarron, Molière, Lesage, Richardson et Beaumarchais, l’auteur de la Comédie humaine a trouvé des types nouveaux, et, parmi les êtres que son imagination sut animer, il en est auxquels, selon le mot si juste d’Amédée Achard, « la puissance de son évocation devait donner l’immortalité idéale de l’art, égale pour le moins à l’immortalité de l’histoire. »

Citons en passant, et entre beaucoup d’autres, Balthazar Claes, — le père Goriot, — Grandet, — Lousteau, — Esther et madame Marneffe, — le baron Nucingen, — Gobseck, — Gaudissart, — Pauline, — Fœdora, — Hulot, — Rastignac, — Schmucke, — et Valentin ou Raphaël, le héros de ce roman qui, sous le titre de la Peau de chagrin, devient un véritable drame et atteint, dans certains de ses épisodes, les proportions d’un poëme.

Sous ces noms maintenant célèbres se personnifient aujourd’hui le savant qui, voué à son idéal, ne saurait être ni époux ni père, et apparaît comme une série de monstres au point de vue de la famille : — l’homme déçu dans son amour paternel, — l’avare tel que l’a fait la société nouvelle, — le journaliste, — la fille et la femme entretenues, — le Turcaret d’après la Révolution, — le Shylock moderne, — le commis voyageur, — la femme suivant le cœur, — la femme sans cœur, — le libertin qui, à force de se plonger dans la fange, s’enlève toute place au foyer domestique et au sein de la cité, — l’ambitieux, — l’ami, — et enfin chacun de nous, dont les jours ici-bas sont comptés, et qui paye d’un instant plus ou moins long de son existence terrestre tout acte de volonté, suivant son degré d’énergie.

Fidèle à sa tâche d’historien d’une époque, Balzac n’a pas négligé le cadre dans lequel s’agitent ses personnages : le mobilier et le costume sont de sa part l’objet d’un inventaire minutieux et toujours savant. Chaque pays, chaque ville dont il a fait choix pour être le théâtre du drame qu’il raconte, revivent aussi sous sa plume, pittoresquement décrits. C’est ainsi, pour ne citer que quelques exemples de son exactitude à dépeindre les lieux, que le lecteur peut, du coin de son feu, voyager dans les divers quartiers de Paris avec Facino Cane, — la Femme de trente ans, — le Père Goriot, — un Grand Homme de province à Paris, — la Dernière Incarnation de Vautrin, — la Maison du chat qui pelote, — l’Envers de l’histoire contemporaine, — et les Parents pauvres ; — à Issoudun, avec un Ménage de garçon ; — à Douai, avec la Recherche de l’absolu ; — à Alençon, avec la Vieille Fille ; — à Saumur, avec Eugénie Grandet ; — à Angoulème, avec les Deux Poëtes ; — à Tours, avec le Curé de Tours ; — à Provins, avec Pierrette ;

  1. Madame Laure Surville, Balzac, sa Vie et ses Œuvres d’après sa Correspondance.