Page:Balzac Le Père Goriot 1910.djvu/150

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encore ! l’air leur a fait du bien, elles sont roses. J’entends dire autour de moi : « Voilà une belle femme ! » Ça me réjouit le cœur. N’est-ce pas mon sang ? J’aime les chevaux qui les traînent, et je voudrais être le petit chien qu’elles ont sur leurs genoux. Je vis de leurs plaisirs. Chacun a sa façon d’aimer, la mienne ne fait pourtant de mal à personne, pourquoi le monde s’occupe-t-il de moi ? Je suis heureux à ma manière. Est-ce contre les lois que j’aille voir mes filles, le soir, au moment où elles sortent de leurs maisons pour se rendre au bal ? Quel chagrin pour moi si j’arrive trop tard, et qu’on me dise : « Madame est sortie ! » Un soir j’ai attendu jusqu’à trois heures du matin pour voir Nasie, que je n’avais pas vue depuis deux jours. J’ai manqué crever d’aise ! Je vous en prie, ne parlez de moi que pour dire combien mes filles sont bonnes. Elles veulent me combler de toutes sortes de cadeaux ; je les en empêche, je leur dis : « Gardez donc votre argent ! Que voulez-vous que j’en fasse ! Il ne me faut rien. » En effet, mon cher monsieur, que suis-je ? un méchant cadavre dont l’âme est partout où sont mes filles. Quand vous aurez vu madame de Nucingen, vous me direz celle des deux que vous préférez, dit le bonhomme après un moment de silence en voyant Eugène qui se disposait à partir pour aller se promener aux Tuileries en attendant l’heure de se présenter chez madame de Beauséant.

Cette promenade fut fatale à l’étudiant. Quelques femmes le remarquèrent. Il était si beau, si jeune, et d’une élégance de si bon goût ! En se voyant l’objet d’une attention presque admirative, il ne pensa plus à ses sœurs ni à sa tante dépouillées, ni à ses vertueuses répugnances. Il