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ÉSOPE

Que l’on quitte en disant trop tard : Si j’avais su !
Ainsi qu’est-elle pour un avorton bossu ?
Ah ! que ce corps hideux, ridicule, difforme,
Accablé, trouve enfin sa litière et s’endorme
Tranquille, dans la paix sereine du trépas,
Oui, certes, j’y consens, mais je ne voudrais pas,
Bien qu’ayant maintes fois joué de tristes rôles
Sans pleurer, mourir sous le vil fouet de ces drôles,
Dont le souffle brûlant courait dans mes cheveux.
Enfin, tu peux aussi m’épargner, si tu veux,
Car le cèdre, à ses pieds, laisse vivre l’hysope,
Et le Lion fut doux pour le Rat.

Rhodope, s’écriant.

Et le Lion fut doux pour le Rat. Bon Ésope !

Crésus, à Rhodope.

Tu le connais ?

Rhodope

Tu le connais ? Oh ! oui, Roi, je le connais bien !
Jadis je fus esclave avec ce phrygien,
Ainsi que lui réduite à servir sous un maître,
Et je l’admirais plus qu’il ne l’a su, peut-être,
Car les Dieux nous montrant que tout orgueil est vain,
Ont dans son corps souffrant mis un esprit divin.
Il a reçu du ciel, qui nous sait misérables,
Ce don mystérieux d’imaginer des fables
Par qui, passant chétifs, sur la terre exilés,
Nous sommes à la fois charmés et consolés,
Car la Vérité, nue ainsi qu’une statue,
Y paraît, grâce à lui, belle et de fleurs vêtue !
En ces récits, tantôt bouffons et gracieux,
Tout nous parle à son tour, les éléments, les cieux,
Le chêne, le grand fleuve, et le lion superbe,
Le manant, Jupiter, le serpent, le brin d’herbe.
Nous voyons défiler tout le vaste univers
Dans cette comédie aux cent actes divers,
Qui nous enseigne, par un heureux artifice
La bravoure, la foi, l’amour, le sacrifice,
Et toujours nous gourmande, en nous forçant à voir
Nos vices reflétés, comme dans un miroir.