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ÉSOPE

Ils s’exercent, guidés par leur prudence habile,
À mettre dans ta main royale une sébile,
Ne sachant rien de plus, et leur expédient
C’est de faire du roi Crésus un mendiant,
Ou plutôt le voleur de grand chemin qui rôde,
Et qui, pâle, étouffant ses pas dans l’herbe chaude,
Poursuit le misérable errant sur le côteau,
Et d’une main sanglante agite son couteau !
Peuple, qui te prétends misérable, tu railles !
Allons, du courage. Un bon mouvement. Fais-moi
Riche ! Vagabond, jette une aumône à ton Roi.
De l’or ! donne de l’or, que je me rassasie !
Ce langage irait mal au maître de l’Asie,
Au divin héros, mais tes sages conseillers
Unis par l’avarice et bien appareillés,
Marchent sur la chair vive en leur dédain superbe,
Et sur un rocher nu veulent faucher de l’herbe !

Crésus

Oui, tu dis vrai.

Ésope

Oui, tu dis vrai. Tout vient de ce peuple vaillant,
Toujours fouaillé par la misère, et travaillant,
Et, toujours pauvre et nu, c’est lui qui te fait riche !
C’est par lui que le blé sort des terres en friche
Et que, se déroulant comme un riche tapis,
Ondule sous le vent le bel or des épis.
Mourant, il lutte encor ; malade, il se résigne.
Il cueille avec fierté le raisin de la vigne
Sous les feux aveuglants du soleil, et, le soir,
Foule sous ses pieds nus les grappes du pressoir.
Il peine ce matin, ce soir et tout à l’heure,
Et toujours.

Crésus

Et toujours. C’est pourquoi je ne veux pas qu’il meure.

Ésope

Hélas ! les ouvriers du sol, durs paysans,
Les tisseurs des métiers, les pâles artisans
Souffrent, et quand la faim les mord comme un ulcère,
Au lieu de pressurer leur chétive misère