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ÉSOPE

Et tu n’as pas eu tort de me parler du Roi.

Rhodope, comprenant tout à coup.

Ah ! folle que j’étais ! Je comprends tout. C’est moi
Qui t’ai fait supporter cette angoisse infinie,
Ces deuils, et c’est pour moi que tu souffres, génie !
Ô misère ! je fus aveugle jusqu’au bout.
Tu m’aimes ! À présent, ami, je comprends tout.
L’amour ! tu l’as connu par moi. J’eus cette gloire.
Ah ! le passé lointain renaît dans ma mémoire,
Avec son ennui sombre et ses tourments hideux.
Jadis, quand nous étions esclaves tous les deux,
Si jeunes alors, en Phrygie, à Dalylée,
N’attendant le repos que de l’ombre étoilée,
Quand tu passais, parmi les feux du jour vermeil,
Portant des fardeaux, las, brûlé par le soleil,
Tu me cherchais des yeux, dans ton angoisse amère,
Comme un petit enfant qui regarde sa mère !
Qui te disait alors que je ne t’eusse pas
Aimé ? Triste et pensif, tu marchais dans mes pas.
Et moi, qui te parlais bien des fois la première,
Je voyais tes regards comme un flot de lumière.
La laideur n’est plus rien dans la pure clarté.
D’ailleurs, qu’est-ce que la laideur ou la beauté,
Pour celle à qui les Dieux, en leur céleste ivresse
Avaient donné l’orgueil d’une jeune déesse ?
Tu pouvais avouer ta peine et tes ennuis.

Ésope

Rêve que tout cela ! Je n’aime rien. Je suis
Le triste avorton mal venu. Si, parfois, j’ose
Te contempler, c’est comme on admire une rose.
Mais je n’ai pas connu l’amour et ses tourments.
Non, je ne t’aime pas.

Rhodope, baisant Ésope au front et s’enfuyant.

Non, je ne t’aime pas. Je te dis que tu mens !