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LES EXILÉS


Je suis l’Amour ; veux-tu me servir, faible cœur ?
Je te ferai sentir la griffe des Chimères
Et je te verserai ma funeste liqueur.

Je prendrai les meilleurs des instants éphémères
Que doit durer ici ton corps matériel,
Et tu fuiras en vain les angoisses amères.

J’éteindrai tes beaux yeux qui reflètent le ciel,
Je flétrirai ta joue, et dans mes noirs calices
Tu trouveras un vin plus amer que du fiel.

Savoure sans repos mes atroces délices !
Car tu n’espères pas, tant que durent tes jours,
Épuiser ma colère, et lasser mes supplices.

Mes serpents font leurs nœuds dans l’abîme où tu cours,
Et pour manger ton foie au pied d’un roc infâme,
Ne vois-tu pas venir des milliers de vautours ?

Quand la lâcheté vile aura souillé ton âme,
Ton martyre hideux ne sera pas fini ;
Tu te consumeras sans éclair et sans flamme.

Toi que j’aurai cent fois quitté, cent fois banni,
Mordu par l’aiguillon de ta vieille habitude,
Tu me suivras encor, par ma froideur puni !

Tu vivras dans la haine et dans l’inquiétude
Jusqu’au jour où, brisé, tu connaîtras l’horreur
De la vieillesse affreuse et de la solitude.