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Page:Banville - Œuvres, Les Exilés, 1890.djvu/155

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LES EXILÉS


Mais s’ils doivent, sans cesse abreuvés d’amertume,
Leur bâton dans la main, poursuivre l’horizon,
Sans voir pendant les mois de frimas et de brume
Une lampe fidèle éclairer leur maison ;

S’il faut que chaque jour avive leur blessure,
Et qu’à peine échangeant quelque parole entre eux,
Toujours ces voyageurs gardent sur leur chaussure
La trace des cailloux et des chemins poudreux ;

Tant qu’il ne viendra pas une heure de délices
Pour guérir tous les maux dont leur cœur est navré,
Je refuse ma lèvre aux suprêmes calices
Du bonheur ; et comme eux jusque-là je vivrai

Avec l’âpre douceur de l’oiseau solitaire
Qui fuit d’un vol affreux les arbres et les nids,
Et qui plane toujours, altéré de mystère,
Ou sur la foule en pleurs ou dans les cieux bénis !

Car, puisque nous parlons dans ce temps misérable
Où les Exilés seuls ont encor soif du beau,
Et, dans leur piété pour la muse adorable,
Gardent le lys sans tache et le sacré flambeau,

Non, je ne saurais pas chanter aux pieds d’une ange
Et voir à mes côtés dormir de beaux enfants,
Tandis que je les vois qui marchent dans la fange,
Tristes, désespérés, maudits, mais triomphants.