Page:Banville - Eudore Cléaz, 1870.djvu/23

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que quelqu’un ait remarqué une vie comme la nôtre, si naturellement cachée et si obscure ?

— Oui, dit Antonia, car les ouvriers qui vous impriment sont vos premiers juges, à l’admiration ou à la sévérité desquels vous ne sauriez vous soustraire. Ma mère raccommodait très-habilement les dentelles ; mon père avait de l’ouvrage, plus même que sa santé n’en pouvait supporter, passait souvent les nuits, et nous vivions. Mais le malheur vint fondre sur nous, et à partir de ce moment-là, notre douloureuse, notre affreuse histoire tient en quelques mots. Mon père, trop faible pour le labeur incessant auquel il s’était voué, tomba malade, ou plutôt, la maladie de poitrine dont il souffrait depuis longtemps s’exaspéra et détruisit toutes ses forces. Il n’appartenait pas encore à l’association des ouvriers typographes, et ainsi, après avoir épuisé ses pauvres économies, ne put être secouru. Nous habitions dans la rue des Maçons Sorbonne une maison noire, étroite, sans air, où le pauvre malade, hélas ! devait succomber. Lorsqu’il nous dit le dernier adieu, ma mère, qui le veillait depuis trente nuits, était elle-même une morte, et déjà n’avait plus que le souffle. En ces jours désolés où je la vis s’éteindre après mon père et comme lui, nous ne fûmes toutes les deux secourues que par la portière de la maison, une jeune veuve nommée Rose Mariaud, qui, dans sa loge humide et obscure, avait un métier à brocher et travaillait pour un brocheur de la rue du Jardinet. Enfin, monsieur, ma