Page:Banville - Gringoire, 1890.djvu/63

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LOYSE.

Vous vous trompez. Savoir que tant d’êtres sanglotent, ploient sous le fardeau, succombent, et me sentir vaillante, forte, et n’y pouvoir rien, voilà ce qui fait souvent que je me hais moi-même. Voilà pourquoi je voudrais être homme, tenir une épée, et ceux qui sont voués à un malheur injuste, les racheter de mon sang !

GRINGOIRE, exalté.

donc, vous avez un cœur ! Eh bien, voulez-vous savoir ? Il y a sur la terre, même dans les plus riches pays, des milliers d’êtres qui sont nés misérables et qui mourront misérables.

LOYSE.

Hélas !

GRINGOIRE.

Il y a des serfs attachés à la glèbe qui doivent à leur seigneur tout le travail de leurs bras, et qui voient la faim, la fièvre, moissonner à côté d’eux leurs petits hâves et grelottants. Il y a de pauvres filles abandonnées, qui serrent sur leur poitrine amaigrie l’enfant dont les cris leur demandent un lait, tari, hélas ! Il y a des tisserands glacés et blêmes qui, sans le savoir, tissent leur linceul ! Eh bien, ce qui fait le poëte, le voici : toutes ces douleurs des autres, il les souffre ; tous ces pleurs inconnus, toutes ces plaintes si faibles, tous ces sanglots qu’on ne pouvait pas entendre passent dans sa voix, se mêlent à son chant, et une fois que ce chant ailé, palpitant, s’est échappé de son cœur, il n’y a ni glaive ni supplice qui puisse l’arrêter ; il voltige au loin, sans relâche, à jamais, dans l’air et sur les bouches des hommes. Il entre dans le château, dans le palais, il éclate au milieu du festin joyeux, et il dit aux princes de la terre : -écoutez ! rois, qui serez jugés à votre tour, songez à ceux qui n’ont ni sou ni maille ; ayez pitié du peuple tout amour, bon pour fouiller le sol, bon pour la taille