Page:Banville - Gringoire, 1890.djvu/62

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

pas des armées, et il leur donnait l’enthousiasme qui gagne les batailles héroïques ! Ce fou, un peuple de sages et de demi-dieux écoutait son luth comme une voix céleste, et couronnait son front d’un laurier vert !

LOYSE.

à la bonne heure, chez les païens idolâtres. Mais chez nous, aujourd’hui !

GRINGOIRE, avec mélancolie.

aujourd’hui ? C’est différent. On pense comme vous pensez vous-même.

LOYSE.

Mais qui a pu persuader au… protégé du roi de prendre un pareil métier ?

GRINGOIRE, simplement.

personne. Le métier que fait ce chanteur oisif, ce poëte (c’est ainsi qu’on l’appelait jadis), personne ne lui conseille de le prendre. C’est Dieu qui le lui donne.

LOYSE.

Dieu ! Et pourquoi cela ? Pourquoi condamnerait-il des créatures humaines à être inutiles, et exemptes de tout devoir ?

GRINGOIRE.

Aussi Dieu n’a-t-il pas de ces dédains cruels ! Chacun ici-bas a son devoir : le poëte aussi ! Tenez, je vais vous parler d’une chose qui vous fera sourire peut-être, vous qui êtes toute jeunesse et toute grâce ! Car vous n’avez jamais connu sans doute ce supplice amer qui consiste à souffrir de la douleur des autres, à se dire dans les instants où l’on se sent le plus heureux : " en la minute même où j’éprouve cette joie, il y a des milliers d’êtres qui pleurent, qui gémissent, qui subissent des tortures ineffables, qui, désespérés, voient lentement mourir les objets de leur plus chère amour, et se sentent arracher saignant un morceau de leur cœur ! " cette chose-là ne vous est pas arrivée, à vous ?