Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/114

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» Ainsi parlait Hébé dans ses délires. Et, bien entendu, je me taisais. Que répondre à ces cris de démence ? Alors, son vieux visage, déjà plus plissé qu’il n’est possible de le supposer, se plissait encore sous les éclairs d’une furieuse ironie. — Ah ! oui, disait-elle avec l’expression du dédain et de la haine, j’oubliais que vous ne connaissez rien de tout cela ! Moi aussi, quand j’étais jeune, ai-je été assez fière et heureuse, et orgueilleuse, de ne rien sentir s’agiter dans mes veines ; mais la vieillesse viendra, soyez tranquille ! — Et moi, pendant qu’elle me faisait cette prophétie sinistre, je voyais passer devant mes yeux une foule de pâles figures portant le stigmate du Vice ; et, le regard fixe, je contemplais les uns après les autres ces hideux visages, que mon imagination prêtait tour à tour au fabuleux Raphaël.

» Bientôt la vieille funambule porta tout à fait la livrée de la misère. Les dernières robes, les dernières chaussures avaient été dévorées ; et, chose horrible à raconter, Hébé, pour se vêtir, tirait de ses cartons, enfouis sous la poussière d’un demi-siècle, des robes du premier empire taillées en tuniques, des fourreaux de satin bleu ciel, attachés sous la gorge avec des ceintures en cheveux et des chapeaux en auvents de maisons, auxquels nous ne croirions pas si les gravures de modes n’étaient restées pour nous attester leur existence. Elle se traînait, attifée avec d’anciens déjeuners-de-soleil dont le soleil avait déjeuné sous les yeux de Murat et du maréchal Lannes, le lendemain de la bataille d’Iéna ! Ses yeux ahuris étaient tout à fait sanglants ; une toux sèche la minait ; elle était devenue poitrinaire à un âge où la maladie elle-même nous dédaigne, et se mourait comme une héroïne de roman. Vouée, comme le modèle de Marguerite Gautier, aux camellias blancs et aux poses