Page:Barbey d'Aurevilly-Les diaboliques (Les six premières)-ed Lemerre-1883.djvu/457

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poitrine et qu’on m’en arrachait le cœur. Hélas ! ce n’était pas à moi qu’on l’arrachait : c’était à Esteban, à ce cadavre d’Esteban qui gisait à mes pieds, étranglé, la poitrine fendue, fouillée, comme un sac, par les mains de ces monstres ! J’avais ressenti, tant j’étais par l’amour devenue lui, ce qu’aurait senti Esteban s’il avait été vivant. J’avais ressenti la douleur que ne sentait pas son cadavre, et c’était cela qui m’avait tirée de l’horreur dans laquelle je m’étais figée quand ils me l’avaient étranglé. Je me jetai à eux : « À mon tour ! » leur criai-je. Je voulais mourir de la même mort, et je tendis ma tête à l’infâme lacet. Ils allaient la prendre. — « On ne touche pas à la reine », fit le duc, cet orgueilleux duc qui se croyait plus que le Roi, et il les fit reculer en les fouettant de son fouet de chasse. « Non ! vous vivrez, madame, me dit-il, mais pour penser toujours à ce que vous allez voir… » Et il siffla. Deux énormes chiens sauvages accoururent. « Qu’on fasse manger — dit-il — le cœur de ce traître à ces chiens ! » — Oh ! à cela, je ne sais quoi se redressa en moi :

« — Allons donc, venge-toi mieux ! — lui dis-je. — C’est à moi qu’il faut le faire manger !

« Il resta comme épouvanté de mon idée… « Tu l’aimes donc furieusement ? » — reprit-il. Ah ! je l’aimais d’un amour qu’il venait d’exaspérer.