Page:Barbey d'Aurevilly - Une vieille maitresse, tome 2.djvu/194

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rien. D’aucuns assurent qu’elle a l’esprit un peu dérangé. Souvent on la rencontre esseulée sur les grèves. Quelquefois elle va à la pêche avec les poissonniers des environs. Ils la prennent sur leurs coquilles de noix, et elle leur campe pour leur peine de royales rations d’eau-de-vie et de tabac. Je vous laisse à penser s’il leur en faut davantage ! Du reste, elle n’est pas gênante en mer. Ils m’ont dit souvent qu’elle était assise des heures au roulis comme la v’là sur ces câbles plies, ne parlant jamais à personne et fumant toujours. »

Madame de Marigny se rapprocha du cercle que sa présence avait rendu silencieux. Les renseignements du vieux Griffon n’avaient fait qu’enfoncer un peu plus cette pointe de curiosité aiguë comme un stylet de verre qui s’est rompu dans la blessure, et que, depuis la scène de la Vigie, elle n’avait jamais pu arracher de son âme sans arracher de son âme avec. Par un de ces âpres mouvements naturels aux êtres qui souffrent et dont les condamnés à mort ont quelquefois donné l’exemple en s’absorbant dans la contemplation désespérée de l’instrument de leur supplice, elle vint regarder avec une horrible avidité cette femme sombre comme une menace, cette nuée pleine de foudre, qui devait lui éclater sur le cœur. Elle se rappela alors nettement