Page:Barbey d'Aurevilly - Une vieille maitresse, tome 2.djvu/312

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par toutes les adorations de l’amour heureux. Et pourtant la vue de cet autre et sombre visage, de cette tête d’argile de Vellini, rongée par le temps, pétrie et déformée par mes mains, pendant dix ans de passion folle, me frappa au cœur d’une incroyable commotion ! Elle entra comme un trait vengeur dans l’immense oubli que j’avais fait d’elle, et semblable à l’éclair qui coupe un ciel tranquille, elle traversa d’un bord à l’autre toute mon âme et tout mon bonheur. Pourquoi vous cacherais-je quelque chose, marquise ? J’avais plusieurs fois reçu de ses lettres depuis mon mariage, et jamais je n’y avais répondu. Blessée peut-être de ce silence, — ou plutôt, non ! pas même blessée, mais cédant à des pensées et à des souvenirs plus forts que les distractions de sa vie et les résistances de sa volonté, elle était venue voir si sa présence ne pourrait pas plus sur mon âme que les caractères tracés par sa main. Vous vous rappelez quelle était son indomptable foi en elle ? Vous vous rappelez cette veine ouverte, un soir, et dans quelle source matérielle et sanglante elle avait pris la fanatique pensée que jamais nous ne serions désunis. Elle venait voir si tout cela n’était pas réellement la Destinée et si je pouvais l’éviter, moi, sur le cœur d’Hermangarde, quand elle, au milieu de sa vie dissipée, elle sentait qu’elle ne l’évitait pas !