Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/112

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pas aux conditions de sa nature (et, à coup sûr, la souffrance et l’extinction des passions m’auraient donné cette triste supériorité si elle avait été possible), il fallait sortir de l’égoïsme de la pensée, de la stérilité des conseils, et se prendre à des abnégations plus grandes que celles qui ne m’avaient servi à rien !

Mon ami, quand je vous ai raconté ma vie de cœur, — à vous que la société n’a pas flétri de ses doctrines de salon et de ses instincts de vanité, — pour vous détacher plus vite de moi qui n’avais pas d’amour à vous offrir et qui, comme toutes les femmes que les hommes devraient en absoudre, ai profané les plus beaux dons de l’existence, pureté, dignité, amour, jeunesse, c’était là une abnégation, sans nul doute. Demandez à des femmes plutôt ! Prudes hypocrites, elles crieraient à la déhontée, et au fond de leurs faibles cœurs elles m’estimeraient à la manière des lâches, en ayant peur de mon courage ! Mais c’était une abnégation inutile. J’aurais dû m’en apercevoir avant aujourd’hui. Moi qui connaissais les passions, je n’aurais pas dû penser que vous me croiriez sur parole ou qu’un aveu comme le mien ne me grandirait pas à vos yeux. Je raisonnais bien dans l’hypothèse où vous partiriez ; mais cette hypothèse même était absurde, avec ma pitié. Dans ce monde, il n’y a que de la faiblesse ou de la force, et mon dévouement avortait.

O Allan ! je tiens de l’expérience de ma vie que tous les amours sont finis, — même les plus profonds et les plus purs. Nos cœurs seraient de granit que le temps exfolie le granit ; mais ils sont de chair, mon ami, et nous avons les déceptions et les déboires, — et le bonheur même, bien plus terribles que le temps, qui, du moins, ne nous use pas en