Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/124

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de cette voix de rose que rien n’égalait en douceur et que Dieu devrait donner au guide de l’aveugle, pour le consoler de n’y voir plus.

Madame de Scudemor s’était levée du divan et s’appuyait sur la fenêtre dont elle avait ouvert la persienne.

— Allan et toi, vous n’auriez donc pas pu vous promener ce soir ? — dit Camille, dont les pieds, blancs de poussière, coupaient le noir de l’ombre sur le parquet. Elle s’assit sur le tabouret du piano qu’on n’avait pas fermé depuis ses exercices du matin. — Tu dis tant, maman, que tu aimes la Normandie par ses couchers de soleil ! Tu n’as pas vu comme celui de ce soir était beau.

Madame de Scudemor donna un prétexte insignifiant à sa fille pour n’être pas sortie, ce soir-là. Resté sur le divan, Allan recueillait en lui-même l’impression des heures qui venaient de s’écouler. Son âme était triste. Pourquoi ? puisqu’il avait été heureux jusqu’à l’ivresse. Ah ! c’est qu’il avait été heureux ! « Triste comme les joies qui ne sont plus, » a dit Ossian, avec son profond regard de vieillard dans le cœur de l’homme.

Comme il se taisait : — Seriez-vous plus souffrant, ce soir, Allan ? — fit Camille avec une timidité inaccoutumée, car, depuis que le jeune homme avait changé de manières avec elle, la hardie enfant semblait avoir peur de lui. Lui adressait-elle une question, elle tremblait comme la feuille en attendant sa réponse.

— Pourquoi voulez-vous que je sois plus souffrant ? — répondit-il avec brusquerie. — Est-ce parce que je ne joue pas avec vous ? — Son accent fut d’autant plus dur qu’il était contrarié de ce que cette petite fille fût venue interrompre son bonheur, et se fût interposée comme un obstacle