Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/17

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rares intervalles, le cri strident de quelque canard sauvage ou de quelque sarcelle, ne troublait l’épais silence de ce château fait, à ce qu’il semblait, pour la rêverie des âmes profondes ou le mystère des âmes passionnées qui auraient voulu s’y cacher…

Ce soir-là, — car c’était un soir, et même un soir d’été plus chaud en ces lieux découverts par la raison qui les fait plus froids quand il fait froid, — le château des Saules jetait, par ses fenêtres longtemps fermées, mais en ce moment-là rouvertes, des bruits d’instruments et de voix qui disaient que la vie — la vie du monde — était enfin revenue à ce château depuis longtemps déshabité. Le soleil — un soleil d’août — n’atteignait plus que d’un rayon oblique les eaux tièdes de ces lacs multipliés qui, tout le jour, avaient été ses miroirs ardents. À cette heure de tranquille vesprée, les libellules, qu’on appelle dans le pays des Demoiselles, ces tournoyantes et azurées hanteuses de marais, lasses de leur immatériel patinage sur le cristal des eaux torpides, dansaient, avant de rentrer dans leurs joncs, leurs dernières valses aux souffles mourants du crépuscule, quand un jeune homme, tête nue, descendit le perron du château des Saules et vint s’asseoir à l’extrémité du jardin, sur un banc placé au bord de l’eau dormante qui, par ce côté, l’étreignait de ses plis. Ce jeune homme était d’une beauté presque divine. Il avait cet âge hermaphrodite d’entre l’adolescence et la jeunesse qui participe de toutes les deux, et qu’on dirait un troisième sexe pendant le peu de temps qu’il dure, — car la beauté de cet âge dure encore moins que la beauté si vite évaporée des femmes. Une fois la virilité venue, cette beauté délicieuse et périssable disparaît, et, même dans l’homme le