Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/16

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là — de rondes mares d’eau pure, qu’ils devaient autant aux pluies fréquentes de ce climat mouillé de l’Ouest qu’au sol primitivement spongieux et au voisinage de la Douve ; et, à quelques endroits, ces mares étaient même assez grandes pour former de véritables lacs sillonnés et moirés de mille plis, aux nuances frissonnantes et changeantes selon le vent ou le ciel qu’il faisait… Certainement, une des plus frappantes beautés de ce paysage de marais c’étaient ces espèces de lacs nombreux qui, à l’automne et à l’hiver, prenaient des proportions grandioses, mais qui l’été, quoique diminués, ne disparaissaient pas entièrement et devenaient, sous le soleil, des semis de plaques métalliquement étincelantes et comme des îlots de lumière. Le château des Saules, qui prenait son nom du bouquet de saules qui l’entourait, avait un grand jardin, fermé du côté du marais, qu’il surplombait de quelques pieds, par une longue terrasse, avec sa balustrade en pierre ornée de place en place de ces beaux vases en granit de forme italienne que le xviie siècle a mis partout. Les entrées du château et ses grilles armoriées étaient de l’autre côté, du côté des terres ; mais, de ce côté du marais, il paraissait inaccessible dans sa vaste mare bleuâtre du fond de laquelle il s’élevait comme une blanche fée des Eaux, — et c’était sa poésie !… Ceux-là qui l’habitaient pouvaient, dans ce désert de terre et d’eau, se croire au bout du monde. Même le chemin de fer qui fait chaussée de Carentan à Isigny, et scinde en deux moitiés ces marais devenus des pâturages, est trop éloigné pour qu’on entende dans ce coin de marécage ses insolents coups de sifflet, ou pour qu’on y voie traîner à l’horizon une déchirure de son orgueilleuse fumée. Rien donc, excepté, à de