Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/193

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nir. Au contraire qu’à présent Yseult ne se montrât plus l’inaltérable femme qu’elle avait toujours été avec lui, fallait-il penser que sa compassion fût la cause d’un changement, ordinaire dans une autre femme, inexplicable dans celle-ci ? Et pourquoi changée, si son stérile sentiment ne l’était pas ? Quoi pouvait troubler, en s’y mêlant, l’unité profonde de cette vie ? Avec l’activité d’Allan, avec les ressources d’un esprit aiguisé par ce qu’il craignait, il eut bientôt parcouru tout le champ des possibilités, mais toutes le conduisaient à l’absurde. Toutes étaient une flagrante contradiction de ce qui faisait de madame de Scudemor une créature d’exception. Toutes lui voilaient la vérité de cette femme, vérité si désintéressée et si humble qu’il fallait être aveugle pour n’y pas croire comme on croit à soi-même, et c’était ainsi qu’Allan y croyait.

On ne juge pas toujours bien la personne aimée, et d’ailleurs qu’importe ! l’illusion n’est-elle pas la plus reposante des certitudes ? Mais ne plus la comprendre, ni par l’illusion ni par la réalité, parce qu’elle porte en soi d’irrévélables pensées, demandez aux femmes des hommes de génie quelle douleur c’est que cette douleur… Allan éprouva quelque chose d’analogue à cette peine. Il savait tout de la vie et de l’âme d’Yseult. Rien d’extérieur ou d’intime n’apparaissait qui pût l’inquiéter dans cette vie dont tous les jours étaient d’une uniformité monotone, rien qui pût justifier les différences dont la soudaineté le frappait… Il hasardait bien une question, mais d’un mot ou d’un silence elle réduisait la question au néant. De frère à sœur on se dit mille choses, d’amant à maîtresse on se dit toutes choses ; mais ici les rapports étaient de juxta-position, non de confiance, et de quel droit Allan aurait-il exigé que les