Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/21

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Elle avait regagné le château. Allan, comme ce soir-là, ne l’avait pas toujours repoussée quand elle venait à lui l’invitant à ses jeux naïfs. Élevés presque à côté l’un de l’autre et sous le même toit, séparés seulement par trois années qu’Allan avait de plus qu’elle, ils avaient déjà, depuis qu’ils étaient dans ce pays, passé bien des heures ensemble en ces marais solitaires ouverts à leurs promenades oisives, cherchant les fleurs rares au bord de ces flaques, étoiles d’eau qui criblent et constellent ces marécages et en font comme une vaste mosaïque de cristal aux incrustations lumineuses. Souvent, dans la liberté qu’on leur donnait ou qu’on leur laissait prendre, ils descendaient jusqu’à la Douve, qui est assez loin du château des Saules, et ils arrachaient à ses anses les nénuphars, ces lys des rivières sommeillantes… Ils en rapportaient des guirlandes au château. Longues promenades des premiers jours de la vie dont le souvenir reste au cœur longtemps, mais dont la douceur ne se sent bien que dans le passé, c’est-à-dire toute empoisonnée !… Ces promenades et ces tête-à-tête d’enfants qui vont être un homme et une femme demain ont une secrète ivresse, même pour l’innocence. La ressentaient-ils, cette ivresse ? Quand ils vaguaient ainsi, à cœur de journée, en ces campagnes où ils ne rencontraient personne, ne s’inquiétaient-ils que de vivre ? Vivaient-ils simplement et inconsciemment comme la fleur qui s’ouvre et s’épanouit sous le rayon qui la vivifie, comme les mille créations qui les entouraient et qui palpitaient sans savoir ?… Lorsqu’ils parlaient à voix basse entr’eux, leurs voix baisaient-elles l’air qui coulait entre leurs jeunes têtes avec des lèvres aussi fraîches que celles de la brise, cette cruelle coquette, à qui les fleurs ne peuvent rendre les agaçantes