Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/226

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fort poisson qui saute lourdement par dessus un barrage en remontant péniblement vers la mer. Les bestiaux, cette vie tachetée des marais, sont presque tous rentrés aux étables. Leurs mugissements ne traînent plus dans le silence et dans l’espace. À ces mugissements ont succédé les cris sinistres et redoublés des corbeaux croassants du fond des nuées, sans qu’on les voie, ou dans l’épaisseur des brouillards. L’eau qui sourd du sol et qui s’amoncelle traîtreusement, sans avoir l’air de bouger, n’est plus bleue et n’étincelle plus, sous un ciel opaque uniformément gris, foncé très souvent jusqu’au noir, précurseur des averses. Elle ne forme plus les mille petits lacs aux facettes mobiles dans lesquelles se mirait l’été. Elle s’est changée en nappe énorme, dont le morne aspect vous transit et vous noie l’imagination et le cœur comme le plus triste des désastres, — le désastre d’une inondation qui a consommé sur toute la surface d’un pays son ensevelissement liquide, et où il n’y a plus rien à sauver !

C’est pour ce terrible paysage d’hiver qu’ils étaient revenus d’Italie. Après un séjour de deux ans dans le pays du soleil, ils se retrouvaient dans leur pluvieux château des Saules. On était alors en décembre, et ils se tenaient au coin du feu dans un des pavillons qui faisait face au marais, madame de Scudemor, Camille et Allan de Cynthry. L’appartement autour d’eux était un salon de forme ovale, un appartement de famille, de vie domestique et recueillie, arrangé avec un grand goût de simplicité. Quoique le froid ne fût pas très sensible dans ce salon bien clos et dont le parquet était recouvert d’un tapis épais, un large feu brûlait dans la cheminée. Ce n’était pas la flamme claire et gaie du bois de pommier, mais l’acre consomption du chêne.